Origine du gouvernement des Deys
Lorsque la Milice, lasse de la mauvaise administration, des exactions et de la mollesse des Pachas triennaux, leur enleva en 1659 tout pouvoir effectif, elle obéissait à deux sentiments ; le besoin qu'a toute association d'être gouvernée sérieusement, et la crainte de voir le commandement tomber entre les mains des Reïs, qui avaient déjà plusieurs fois cherché à s'emparer de la direction de l'OdJeac.

Son organisation primitive et ses modifications
Mais la révolution militaire qui se traduisit par l'élévation des Aghas, ne pouvait rien produire de durable ; basée sur le principe exagéré de l'égalité absolue, cette conception bizarre, si elle eût pu être appliquée, eût amené successivement, et par droit d'ancienneté, chaque soldat sur le trône pour un court espace de deux mois. Les premiers qui reçurent le dépôt de la puissance souveraine s'efforcèrent de le conserver ; il était facile de s'y attendre, et la nouvelle constitution dura à peine douze ans, pendant lesquels les quatre Aghas qui se succédèrent tombèrent l'un après l'autre sous le sabre des Janissaires. La corporation des Reïs intervint à ce moment avec l'autorité que lui assuraient ses richesses, sa popularité, et les forces dont elle disposait ; elle fit cesser le désordre, donna l'autorité suprême à un de ses membres, qui prit le titre de Dey, et qui fut chargé du pouvoir exécutif.

Abaissement du Divan et du pouvoir de la Milice
Les quatre premiers Deys furent d'anciens capitaines corsaires, qui, soutenus par leur Taïffe, plus puissante que la Milice elle-même, abaissèrent les droits du Divan, et ne le réunirent plus que pour la forme, ne tenant compte de ses décisions qu'autant que cela leur convenait ; mais leur origine même les força de fermer les yeux sur les excès de la piraterie, qui exposèrent Alger aux représailles des nations chrétiennes. Après que les bombardements et les croisières eurent terrifié les habitants et ruiné la marine des Reïs, les Ioldachs reprirent une partie de leur ancienne influence, et il fallut compter un peu davantage avec eux. Mais ce n'était plus l'ancien corps uni et compact qui avait dicté ses lois à la Régence pendant plus d'un demi-siècle ; l'effectif était réduit des deux tiers au moins ; le recrutement devenait difficile, et ne se faisait guère que dans l'Asie-Mineure, parmi les vagabonds des ports de mer, et les mendiants des campagnes. Leur tourbe vénale s'inquiéta de moins en moins de conserver les privilèges politiques qui lui étaient acquis, et les échangea volontiers contre des accroissements de solde et des dons de joyeux avènement.

Ses révoltes
Mais cette cupidité grossière ouvrit elle-même la porte aux conspirations et aux révoltes sanglantes, chacun de ces mercenaires ne voyant plus dans un changement de souverain que l'occasion d'une gratification nouvelle. Dès lors, ce fut en vain que les Deys essayèrent de couvrir leurs personnes de l'inviolabilité du caftan de Pacha, qu'ils payèrent chèrement à la Porte, et leur vie fut sans cesse à la merci de l'humeur capricieuse et brutale de soudards presque toujours ivres de vin ou d'opium. C'est un changement de mœurs important à constater ; car, jusque-là, grâce à une sorte de respect religieux, l'investiture donnée par le Sultan avait sauvegardé la vie de ceux qui étaient considérés comme représentant sa personne sacrée.
En effet, sur plus de trente Pachas qui régnèrent de 1515 à 1659, le seul Tekelerli succomba sous le fer d'un assassin, qui accomplissait une vengeance personnelle, tandis que tous les Aghas furent massacrés sans exception, ainsi que plus de la moitié des Deys ; mais la confusion qui a prédominé jusqu'aujourd'hui dans l'histoire de l'Algérie a été telle, que personne n'a fait cette distinction remarquable. Il est bon d'ajouter à ce sujet qu'il est impossible de légitimer la légende si souvent reproduite des sept Pachas tués en un jour(1).

En droit, le Dey eut dû être élu par l'assemblée générale ; en fait, les choses se passaient tout autrement. Lorsque le souverain abdiquait volontairement ou mourait dans son lit (ce qui n'arriva que onze fois pour vingt-huit mutations), son successeur, désigné d'avance, avait pris les précautions nécessaires, et le changement s'opérait sans opposition. Mais, quand il succombait à la violence, les assassins se précipitaient à la Jenina, dont ils occupaient les abords, et proclamaient celui d'entre eux qu'ils avaient choisi ; souvent un combat terrible s'engageait sur l'estrade ensanglantée du trône, et durait jusqu'au moment où les vainqueurs pouvaient tirer le canon de signal et arborer la bannière verte sur le palais, dans lequel ils venaient d'installer leur candidat, qu'ils gardaient le sabre à la main, et qui recevait immédiatement le baisemains de tous ceux qui l'entouraient, pendant que les esclaves traînaient dans la cour le cadavre encore chaud de son prédécesseur égorgé. Cette scène se répéta quatorze fois, de 1683 à 1817. Toutes les fois qu'elle se passait, la population d'Alger en attendait le dénouement dans une impatiente angoisse ; les rues devenaient désertes ; les portes se fermaient et se barricadaient ; car, aux premières nouvelles, la Milice s'était répandue en armes dans la ville, et profitait de l'interrègne pour se livrer au pillage et à toutes les violences imaginables. Aussitôt intronisé, le nouveau Dey lançait sa garde de tous côtés, et apaisait le tumulte par quelques exécutions.

Les Puissances
Lorsque la réunion du Divan ne fut plus qu'une vaine cérémonie, le pouvoir devint absolu, et fut exercé par le souverain, assisté d'un Conseil d'État, dont les membres, choisis par lui, prirent le nom de Puissances. Sa composition était la suivante :

1° le Khaznadji, qui avait charge du Trésor public, et marchait immédiatement après le Dey, qu'il suppléait en cas d'absence ou de maladie ;
2° l'Agha des Spahis ; il remplissait les fonctions de Bey du territoire d'Alger, avait droit de vie et de mort en dehors des murailles de la ville ;
3° l'Oukil-el-Hardj de la marine, chef des arsenaux, chantiers de construction du port et des chiourmes ; en cette qualité, il recevait beaucoup de présents des consuls et du commerce ;
4° le Beït-el-Mal, qui veillait au domaine, à l'enregistrement, et aux successions en déshérence ; pour prévenir toute fraude, personne ne pouvait être inhumé sans son autorisation ;
5° le Khodjet-el-Kheïl, receveur général des tributs, tant en argent qu'en nature.

Au-dessous de ces cinq Puissances, se trouvait le Khaznadar, ou trésorier particulier du Dey, qui n'avait pas le droit, même dans le cas de plus grande nécessité, de toucher au Trésor public, sur lequel tout le monde veillait avec un soin superstitieux.
A la suite de ces grands dignitaires venaient : quatre Khodjas, chargés des écritures d'audience et de celles de la paye ; les premiers avaient une grande influence ; deux cents petits Khodjas, notaires ou receveurs des impôts du blé, de l'huile, de la viande, du cuir, de la cire, etc. ; deux Drogmans d'audience, l'un turc, l'autre indigène ; les Oukils des garde-meubles, magasins, octrois, douanes, etc. ; enfin, huit Chaouchs, appariteurs et officiers de paix. Ils ne portaient aucune arme, pas même un bâton ; mais leur personne était sacrée, et la moindre rébellion contre eux était punie de mort. Quand ils devaient procéder à une arrestation, ils marchaient vers celui qui leur avait été désigné, et le touchaient du bout du doigt, en disant : " Viens avec moi ! " Si on leur résistait, ils ameutaient la foule au cri de : " Char' Allah ! " et chacun était tenu de leur prêter main-forte. Dans le cas contraire, ils ne liaient pas l'inculpé, et le conduisaient par la main, soit à la prison, soit à l'audience publique. Cette audience du chef de l'État se tenait tous les jours non fériés, à l'exception du mardi, jour de grand conseil, dans la Jénina ; elle durait du petit jour à midi, avec interruption de neuf heures à neuf heures et demie. L'après-midi était consacrée aux affaires politiques, audiences des Consuls, Caïds, Aghas, et fonctionnaires principaux. Le Dey rendait la justice à tous, sauf aux Ioldachs, qui ne ressortaient que de la juridiction de leur Agha ; les causes civiles étaient, pour la plupart, renvoyées devant les Cadis ; quelques-unes, plus spéciales, devant les Muphtis malékites ou hanafites.

Les délits étaient punis de l'amende ou de la bastonnade ; les crimes, de la décapitation ou de la strangulation ; la torture, le pal et les ganches étaient réservés aux condamnés politiques, le bûcher aux apostats et aux Juifs.
La bastonnade se donnait dans la salle même du Conseil ; le patient était étendu sur le sol, ventre à terre ; deux esclaves s'asseyaient, l'un sur sa nuque, l'autre sur ses cuisses ; celui-ci maintenait en l'air les pieds, sur la plante desquels le bourreau déchargeait une partie des coups de bâton. Ce supplice entraînait rarement la mort. L'amende se payait sur place, entre les mains du Khaznadar, présent à l'audience. La décapitation, de laquelle un spahi était chargé, s'opérait à la porte même de la salle, devant la fontaine de la cour. Ceux qui devaient être étranglés étaient confiés au Mechouar, qui les conduisait en dehors de la porte Bab-Azoun, et les suspendait à un des créneaux. Là se trouvaient aussi les ganches, longs crochets de fer recourbés la pointe en l'air, et scellés dans la muraille ; on y précipitait le condamné du haut du rempart, et il y restait accroché comme le hasard l'avait voulu, mettant quelquefois cinq ou six jours à mourir. Le pal et les bûchers se dressaient sur le Môle ou à la porte Bab-el-Oued. Jamais un Janissaire n'était exécuté publiquement dans l'enceinte de la ville ; leurs criminels subissaient le supplice édicté dans la cour du Palais de l'Agha, qui avait reçu pour ce motif le surnom de Dar-el-Khâl (maison du vinaigre). Le Mechouar était chargé de la voirie, de la surveillance des tavernes, des filles de mauvaise vie, et de la police de la ville ; le Caïd-el-Fhâs, de celle de la banlieue ; ces fonctions étaient fructueuses, mais réputées infâmes, et les Turcs refusaient de s'en charger. Les Berranis étaient divisés par nationalités, et chaque groupe avait son chef ou Amin, qui jouissait de certains droits justiciers ; il était responsable des actes de sa corporation.

Le Dey était tenu de demeurer à la Jenina, sous l'œil de ses solachis, et de ses chaouchs, qui ne le perdaient jamais de vue. A partir du jour de son élection, il était séparé de sa famille ; car aucune femme ne pouvait pénétrer dans le palais, sinon en audience publique. Le jeudi, après la prière de Dohor, les gardes l'escortaient jusqu'à sa maison particulière, où ils venaient le reprendre le lendemain un peu avant midi, pour le conduire à la grande mosquée. Après la prière publique, il rentrait à la Jenina jusqu'au jeudi suivant. Il ne recevait de l'État que la haute paie d'un janissaire, 50 piastres fortes par an, et un pain de munition par jour ; les vivres nécessaires à sa table et à celle de sa famille étaient fournis en nature par le Beylik. Mais sa véritable liste civile se composait des ventes de charges, confiscations, amendes, produits de la Course, des rédemptions d'esclaves, présents des Consuls chrétiens, des Ambassadeurs et des Beys ; ces divers revenus étaient variables, mais représentaient toujours une somme énorme. Quand il périssait de mort violente, ses biens étaient confisqués au profit de l'État ; heureux ses héritiers, si on les laissait vivre ! Somme toute, c'était une misérable existence, et c'est avec raison que l'Évêque de Ségorbe, Juan Cano(2), la décrit en cette phrase : " Ainsi vit cet homme, riche sans être maître de ses trésors, père sans enfants, époux sans femme, despote sans liberté, roi d'esclaves et esclave de ses sujets ! "

Relations avec la Porte, l'Europe, le Maroc et Tunis
Le commandement et l'administration du reste de la Régence étaient confiés à des Beys, qui gouvernaient souverainement leurs circonscriptions. Ils devaient apporter au Trésor public les impôts recueillis ; ces versements se faisaient deux fois par an, aux mois de mai et d'octobre, et les Beys étaient tenus d'effectuer personnellement le premier des deux. Le territoire se trouvait divisé en trois provinces : Constantine, Titery, Oran ; et quatre caïdats indépendants : le Pays Nègre ou mer de Pharaon(3), la Calle, le Sebaou, Blidah.

Le Bey de Constantine payait 140.000 piastres fortes, et entretenait 300 spahis turcs, et 1.500 indigènes ; celui de Titery, 4.200 piastres et 500 cavaliers ; celui d'Oran, qui résida d'abord à Mazouna, puis à Mascara, 100.000 piastres, 2.000 colourlis et 1.500 indigènes ; le Caïd des Nègres fournissait 25.000 piastres et cent esclaves ; celui de Blidah, 14.000 pataques ; les revenus du Sebaou et de la Calle étaient fort aléatoires. Aux sommes qui viennent d'être énoncées s'ajoutait une multitude d'impôts divers, sur le corail, les Juifs, les jardins, la cire, les marchandises étrangères, les patentes, les concessions, les tavernes, les filles de joie, les successions, les prises de mer, la vente des captifs, les rédemptions, les droits d'ancrage et de tonnage, et en général sur tout ce qui peut être taxé : car la fiscalité turque n'a rien laissé à inventer en matière d'impôts. Le tout, au milieu du XVIIIe siècle, rapportait annuellement un peu plus de 540.000 piastres fortes. La Milice n'eût dû en coûter qu'environ 150.000 ; mais il est nécessaire, pour rester dans la vérité, de doubler cette somme, à cause des gratifications réitérées qui étaient passées en coutume, et auxquelles le Dey ne pouvait se soustraire sous peine de mort. Ces Aouaïd se reproduisaient à chaque instant ; l'avènement d'un souverain, la naissance d'un de ses fils, la nouvelle d'une victoire remportée par le Sultan, la proclamation d'un traité, les fêtes religieuses, et enfin tous les événements heureux, en général, servaient de prétexte aux Ioldachs pour réclamer un supplément de solde. Or, comme la totalité de l'impôt des provinces, qui dépassait 300.000 piastres, devait être versée intégralement à la Khazna, et l'était effectivement au moment même de l'arrivée des Beys, le service de la paie des soldats se trouvait annuellement en déficit de 50.000 piastres environ ; il est vrai qu'on retrouvait facilement cette somme par les tributs imposés aux petites puissances : Suède, Danemark, Hollande, Toscane, Venise, villes Anséatiques et Raguse ; mais ces revenus n'arrivaient qu'à des époques irrégulières, et la Milice n'eût pas attendu un seul jour ce qui lui était dû.

Les Juifs
Telle fut la raison qui obligea les Deys à se servir des Juifs ; et ceux-ci devinrent d'abord leurs banquiers, puis leurs intermédiaires politiques, leurs conseillers, et enfin leurs ministres. La prépondérance croissante de la communauté israélite d'Alger est une des pages les plus curieuses et les moins connues de l'histoire de cette ville. Les premiers arrivants(4) avaient été, dit-on, chassés d'Espagne par les persécutions ; ils traversèrent la mer en 1391, et furent dirigés par deux de leurs rabbins, Duran (Rachbaz) et Barfat (Ribasch), auxquels la légende attribue des miracles. Leurs débuts furent très humbles ; ils obtinrent de Khëir-ed-Din la permission de s'établir à demeure, en payant un impôt de capitation, et en s'engageant à n'ouvrir qu'un nombre déterminé d'ateliers ou de magasins dans chacun des Souks où ils résidaient.
Pendant toute la durée du XVI, siècle, on n'entend pas parler d'eux. Haëdo les divise en trois catégories ; ceux qui sont venus d'Espagne, des Baléares, et ceux qui se trouvaient dans le pays depuis l'exode qui suivit la prise de Jérusalem par les Romains. A cette époque, c'est-à-dire en 1580, il en compte cent-cinquante familles, exerçant les professions d'orfèvres, monnayeurs, changeurs, merciers ou marchands ambulants ; les plus riches trafiquaient sur le produit des prises, et faisaient des affaires avec Tunis, et même avec Constantinople. Ils avaient une synagogue, et un chef ou caciz, qui servait de juge à la communauté.
Les Turcs les maltraitaient, les pillaient, les soumettaient à d'énormes amendes sous le moindre prétexte, excitaient les esclaves chrétiens à les frapper et quelquefois à faire pis encore ; ils étaient astreints à porter des vêtements de couleurs sombres. Le Père Dan, qui les vit en 1634, nous en fait absolument la même description ; mais leur nombre avait considérablement augmenté, et atteignait le chiffre de dix mille ; cet accroissement provenait des rigueurs exercées par l'Inquisition dans le midi de l'Europe.
Environ un siècle plus tard, en 1725, Laugier de Tassy envoyait plus de quinze mille, et les partageait en deux classes bien distinctes ; les Juifs indigènes, toujours en butte aux mauvais traitements des Turcs, s'occupant de petits commerces et de petits métiers, parqués dans un Ghetto et châtiés avec la dernière rigueur toutes les fois qu'ils donnaient lieu à une plainte quelconque ; une simple banqueroute était punie du bûcher, tout aussi bien que le vol et le meurtre ; ils composaient l'immense majorité de la colonie Israélite. Les autres étaient nommés Juifs Francs ; ils venaient d'Italie, et surtout de Livourne, où les Grands-Ducs de Toscane leur avaient laissé établir un dépôt d'esclaves et de marchandises provenant de la Course. La singulière protection que ces Grands-Maîtres de l'ordre de Saint-Étienne accordaient à un semblable trafic leur rapportait beaucoup d'argent, et, malgré les nombreuses réclamations des princes chrétiens, ils n'y renoncèrent jamais franchement(5). Des relations continues s'établirent donc entre les Juifs de Livourne et ceux d'Alger, qui achetaient pour le compte de leurs coreligionnaires les marchandises capturées dont la vente eût été difficile ou infructueuse en pays musulman. Plus tard, les premiers vinrent s'établir eux-mêmes sur le marché ; ils y acquirent de grandes richesses, et les embarras pécuniaires des Deys leur livrèrent bientôt le monopole de la laine, des cuirs et de la cire.
N'étant pas sujets de la Régence, ils se trouvaient placés par les Capitulations sous la protection et sous l'autorité du Consul de France, et se trouvaient par cela même soumis au paiement des droits auxquels étaient assujettis les Français. D'un autre côté, ils y gagnaient l'exemption des charges humiliantes qui pesaient sur leurs coreligionnaires, pouvaient loger où ils voulaient, et porter des vêtements européens. Mais, tout en acceptant volontiers ces avantages, ils ne voulaient pas en acquitter le prix.

Les consuls et les présents
Les Consuls de France furent les premières victimes de cet ordre de choses, grâce à la fausse position dans laquelle les plaça la chambre de commerce de Marseille. Celle-ci, à laquelle le Roi avait abandonné les droits consulaires, à charge pour elle de subvenir aux dépenses obligatoires d'appointements, présents, rapatriement des naufragés et des captifs rendus, voulait rentrer dans ses déboursés, et ne cessait d'exhorter ses agents à exiger le paiement de ce qui lui était du, et à employer, au besoin, des mesures de rigueur.

Le commerce
C'était demander l'impossible ; car les Juifs Francs, entre les mains desquels se trouvait tout le commerce qui se faisait à Alger, n'étaient pas embarrassés pour se procurer des prête-noms insaisissables ; de plus, ils avaient toujours soin d'intéresser dans les cargaisons une certaine quantité de personnages influents, et quelquefois le Dey lui même ; en sorte que, lorsque le Consul, harcelé par les réclamations de la Chambre, essayait de se plaindre, il était accueilli par un haro général. C'est en vain qu'il cherchait à faire comprendre à Marseille qu'Alger ne ressemblait en rien aux autres Échelles ; on s'entêtait à vouloir assujettir aux Capitulations des gens qui ne respectaient même pas les firmans du Sultan ; on n'arrivait par ces vaines réclamations qu'à irriter le Dey et les Puissances, et il fallait ensuite calmer cette agitation à force de présents, après que celui qui avait obéi à des ordres qu'il désapprouvait eût vu réaliser ses prédictions inutiles.
L'Angleterre et la Hollande se montrèrent bien plus adroites, et, considérant avec raison que le négoce du Levant valait bien quelques sacrifices pécuniaires, et qu'il importait avant tout d'en assurer la sécurité, elles recommandèrent à leurs Consuls de se concilier la faveur des Juifs influents, qui se la firent chèrement payer, tant en présents qu'en avantages commerciaux. On les verra, dans le cours de cette histoire, grandir peu à peu au point de devenir des intermédiaires politiques entre l'Europe et la Régence, obtenant des traités qui avaient été refusés atout le monde avant qu'ils ne les achetassent aux Deys et aux ministres, et faisant déclarer la guerre au gré de leurs intérêts. Leur puissance ne fit que s'accroître pendant tout le XVIIIe siècle, à la fin duquel les Bakri et les Busnach traitaient directement avec les ambassadeurs, ne leur permettaient pas de parler au Souverain, nommaient et destituaient les Beys, dirigeaient la Course, fixaient le taux de l'impôt et les tarifs commerciaux, et, en un mot, étaient les véritables Rois d'Alger. Mais, suivant une loi fatale à laquelle les races longtemps persécutées semblent se soustraire difficilement d'opprimés qu'ils avaient été jusque-là, ils devinrent de très durs oppresseurs, et amoncelèrent sur eux de terribles haines, dont le tragique dénouement fut le massacre des chefs et d'une partie de la population juive. D'après Laugier de Tassy, qui se trouvait à Alger en qualité de chancelier, au moment où il fallait commencer à compter avec les Juifs Francs, le fondateur de leur influence fut un Livournais nommé Soliman Jakete, qui mourut fort âgé en 1724. " C'étoit un homme d'intrigue fort subtil, et qui, par toutes sortes de voyes d'iniquité, s'étoit emparé de l'esprit des Puissances, sous prétexte d'être attaché aux intérêts du Deylik. Il étoit armateur pour la Course, et fermier pour la cire. Il donnoit les avis de ce qui se passait en Chrétienté..... ; lorsqu'il savoit qu'on traitoit de la rançon de quelques esclaves, il en augmentoit l'offre jusqu'à ce qu'on se lassât et qu'on eût recours à lui. Il étoit favorisé en cela, comme en toute autre chose, et on le regardoit comme un des soutiens du Païs. "

Les Reys de l'intérieur et les indigènes
La politique extérieure des Deys se trouvait, comme leur politique intérieure, dominée par la question financière. La Course étant le principal revenu, il ne pouvait pas être question d'y renoncer, et les premiers qui, sous l'influence de la terreur causée par les bombardements, essayèrent de le faire, tombèrent sous les coups de la Milice, qu'ils ne purent pas solder régulièrement. Ils avaient cependant essayé d'ouvrir une nouvelle source de richesses, en soumettant par la force des armes le Maroc et Tunis à leur payer un tribut annuel ; mais les Chérifs se dérobèrent rapidement au joug, et, à l'Est, il fallut multiplier les expéditions pour faire respecter les engagements pris par les vaincus ; il en résulta que les frais absorbèrent et dépassèrent quelquefois le produit ; les territoires Indigènes, ravagés par le passage des troupes, refusèrent l'impôt ; on dut abandonner cet expédient, et recommencer à faire la guerre aux marines européennes de second ordre. Mais on ne retrouva plus les anciens Reïs guerriers, ni l'enthousiasme du début, alors que tout Alger s'intéressait à la Course, que ses galères agiles étaient les reines delà Méditerranée, et que la moindre barque attaquait hardiment des bâtiments dix fois plus forts qu'elle ; les grands corsaires étaient tombés tour à tour sous le canon des croisières et sous les coups des chevaliers de Malte ; les armateurs s'étaient dégoûtés d'une spéculation devenue trop aventureuse ; les navires marchands, bien armés et bien commandés, se défendaient avec avantage ; il devint nécessaire de créer une marine de guerre ; les Deys établirent des chantiers de construction, et un service de conservation des forêts, qui prit le nom de Kerasta, et fut confié à un chef kabyle de la famille de Mokrani ; ils se procurèrent des ingénieurs et des fondeurs d'artillerie, achetèrent ou se firent donner des frégates et des vaisseaux, et en construisirent quelques-uns. La Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande se soumirent à leur fournir des canons, des munitions et des agrès, malgré les plaintes de la France et de l'Espagne. Cette concession humiliante ne leur donna pas la paix, et tous les petits États continuèrent à être victimes de la piraterie. Elle était devenue une ressource officielle, inscrite au budget de la Régence ; lorsqu'une des nations dont il vient d'être question demandait à conclure un traité qui lui assurât la sécurité des mers, on exigeait d'elle un tribut annuel équivalent aux pertes qu'elle eût pu faire ; on verra souvent, dans le cours de cette histoire, la même prétention se reproduire. Le Royaume des Deux-Siciles, la Toscane, Venise et Raguse s'y soumirent successivement. A l'exception de la France, de l'Angleterre, de la Russie et de l'Espagne, toutes les nations maritimes durent accepter les unes après les autres les conditions imposées. Elles avaient d'abord cherché à s'y soustraire en traitant directement avec la Porte ; celle-ci, trop orgueilleuse pour avouer qu'elle n'avait plus aucune espèce d'autorité à Alger, accordait ce qui lui était demandé, et faisait accompagner l'ambassadeur chrétien par un Capidji, porteur d'un firman qui prescrivait au Dey de respecter le pavillon des alliés de sa Hautesse. En tout cas, c'était lettre morte ; mais la réception n'était pas toujours la même. Si l'envoyé arrivait à un bon moment, où la Course avait été fructueuse et où régnait l'abondance, il était reçu avec les plus grands honneurs apparents ; mais on le raillait, en lui représentant que le Sultan était trop juste et trop bon pour vouloir que ses fidèles sujets mourussent de faim ; qu'il avait sans doute été induit en erreur ; qu'au surplus, on était prêt à obéir, si Constantinople voulait se charger de la paie de la Milice ; et il fallait que la délégation se retirât sans avoir rien pu obtenir. Mais si sa venue coïncidait avec quelque désastre, peste, famine, défaite sur terre ou sur mer, l'accueil se ressentait de l'humeur farouche des Algériens ; le vaisseau turc ne pouvait même pas s'approcher des forts de la ville sans être menacé du canon, et se voyait sommé de s'éloigner à la hâte ; cet affront fut sans cesse renouvelé et resta toujours impuni.

Les nations qui ne payaient pas tribut n'en apportaient pas moins leur contingent aux finances du Beylik, sous forme de présents. L'Angleterre avait donné l'exemple, au moment où elle cherchait à exciter la Régence contre la France, pour se rendre maîtresse du commerce de la Méditerranée et des comptoirs de la côte ; elle prodigua l'argent, et, une fois entrée dans cette voie, elle ne put plus s'arrêter. Car c'est un des traits particuliers du caractère turc de transformer en un droit acquis toute habitude prise. " Il faut observer, dit Laugier, de ne faire aucun présent aux Turcs ou Maures par pure libéralité, de peur que cela ne passe en usage, qui a force de loi dans ce pays-là. De là vient que les Consuls sont obligés de faire continuellement à ceux qui gouvernent, des présents que leurs prédécesseurs n'avaient fait que par générosité et pour faire leur cour. " De plus, quand on avait fait des libéralités à l'un des ministres, il fallait faire les mêmes à tous, sous peine de se créer des ennemis mortels. Les agents français comprirent très bien la situation, et s'évitèrent d'énormes dépenses en prenant dès l'origine l'habitude de ne faire que des cadeaux de peu de valeur, et de ne jamais donner d'argent. Marseille leur envoyait des confitures, des liqueurs, de la parfumerie, des châtaignes, des pommes, des anchois, que les Consuls distribuaient au Dey et aux principaux du pays. Leur correspondance est remplie de détails fort curieux sur ces donatives ; c'est une amusante étude de mœurs, où l'on voit les Turcs se comporter avec la naïve grossièreté d'enfants mal élevés, affichant sans vergogne une gourmandise comique, demandant tout ce qu'ils voient et tout ce dont ils ont entendu parler, se plaignant de la qualité des châtaignes ou du marasquin, du mauvais état de conservation des fruits, s'indignant d'avoir été oubliés dans la distribution de telle ou telle denrée, se livrant à ce sujet à des scènes puériles, dont les Consuls ne peuvent pas s'empêcher de rire, tout en étant quelquefois inquiets du résultat final. Car, à travers toute cette mendicité, les Puissances ne se départent pas de leur gravité orgueilleuse ; leurs réclamations, à les entendre, ne portent pas sur la valeur des objets, mais sur l'inattention, qui montre le peu de cas qu'on fait d'eux, et il faut les apaiser par des flatteries et des promesses. Lemaire dit à ce sujet ; " Indépendamment de ces présents faits par les Gouvernements, les Consuls qui les représentent sont obligés d'en faire eux-mêmes, et très souvent, au Dey et aux principaux officiers, pour jouir auprès d'eux d'une certaine considération et pour pouvoir être écoutés dans les affaires qui regardent leurs protégés. Il ne faut s'attendre de leur part à aucune espèce de reconnaissance, ni même de remerciement ; ils affectent de ne pas faire attention au présent qu'on leur fait ; ou, si quelquefois ils en parlent, ce n'est que pour se plaindre de sa modicité. J'avais peine à me persuader une telle insolence, et il m'a, fallu le voir pour m'en convaincre ; de telle sorte qu'il y a moins d'humiliation à recevoir en France une aumône de cinq sols, qu'on n'en essuie ici en donnant tout son bien. "

" La cupidité des Algériens ne les porte pas seulement à mendier les présents de la manière la plus basse et la plus indigne, mais aussi à examiner les différentes provisions que les Consuls font venir de l'Europe pour leur usage particulier ; et cela, non pour examiner s'il y a parmi elles des marchandises prohibées, mais pour demander sans honte ce qui leur convient le plus. Les Consuls, pour maintenir la bonne harmonie avec eux, n'osent leur refuser ; aussi à peine conservent-ils le tiers des provisions qu'on leur envoie. Les principaux officiers, le Dey lui-même, leur demandent le sucre, les liqueurs, les confitures qu'on leur envoie, et on a vu même quelquefois plusieurs des principaux dignitaires emporter chez eux sous leur bras jusqu'à des morues. "
Il est vrai de dire que les autres nations, tout en les comblant de bijoux, tabatières, diamants, brocarts d'or, montres, pendules et armes de prix, ne font qu'exciter des scènes de jalousie plus violentes encore. Cela dura presque sans interruption jusqu'en 1816.

Décadence de l'Odjeac
Avec le XVIIIe siècle, commence la décadence de l'Odjeac ; elle s'accroît de jour en jour, et il est facile de prévoir dès lors que la puissance barbaresque s'écroulera le jour où elle ne sera plus étayée par la rivalité des nations européennes. Les éléments de guerre, qui assurent seuls les revenus de la Régence, l'armée et la marine, diminuent tous les jours.

L'armée et la marine
La Milice, que le Père Dan a vue en 1634 forte de vingt-deux mille hommes, ne se compose plus, en 1769, que de cinq mille janissaires ; en 1817, on n'en comptera plus que trois mille deux cents, dont un millier de vétérans et d'invalides ; dès 1750, la nécessité a obligé de leur adjoindre les Colourlis et deux bataillons de Zouaoua, composés chacun de cinq cents Kabyles. La population, décimée par les pestes et les famines, a diminué dans les mêmes proportions ; Haëdo l'avait vue de soixante mille âmes ; le Père Dan, de cent mille, accroissement du à l'émigration des Maures d'Espagne. Au milieu du XVIIIe siècle, Juan Cano n'en trouve que cinquante mille, et lorsque les Français entreront à Alger en 1830, ils n'auront à y recenser que trente mille habitants environ. Les renégats, qui, par leur esprit d'aventure et leur énergie, avaient été une des principales forces de la Régence, ont presque entièrement disparu ; au XVIIe siècle, ils étaient au nombre de vingt mille, selon Haëdo ; de douze mille, selon Gramaye ; en 1769, il en reste deux ou trois cents seulement. Il en est de même en ce qui concerne les captifs ; le Père Dan en a vu vingt-cinq mille ; Gramaye trente cinq mille ; au milieu du XVIIIe siècle, il y en a trois mille à peine. Les innombrables bagnes des particuliers et des grands Reïs sont fermés et vides depuis longtemps ; ceux de l'État sont abandonnés et tombent en ruines, à l'exception de ceux du Beylik, de Galera et de Sidi Amoudat qui ne contiennent pas à eux trois plus de mille huit cents prisonniers. Le port, d'où sortaient, en 1620, au moment de la saison de la course, plus de trois cents Reïs, dont quatre-vingts commandaient de grands vaisseaux, est presque désert ; en 1725, Laugier de Tassy n'y trouve plus que vingt-quatre, navires armés de cinquante-deux à dix pièces de canon ; quarante-quatre ans plus tard, il n'en subsiste plus que dix-sept, armés de trois à vingt-six pièces ; neuf d'entre eux appartiennent au Beylik, huit à des particuliers. Le Badestan est une solitude ; l'on n'y entend plus retentir la voix des crieurs qui vendaient les esclaves et le butin ; la ville, jadis si riche, si animée et si joyeuse, alors que l'or chrétien y coulait à grands flots, est devenue triste et misérable ; les caravanes, qu'y attirait l'espoir du gain et l'appât des plaisirs faciles, en ont désappris le chemin ; la populace, paresseuse, mendiante et voleuse, aigrie par la pauvreté, ne sort de son apathie fataliste que pour prêter les mains à toutes les émeutes, et se réjouir la vue de tous les supplices. Elle comprend instinctivement la signification des symptômes avant-coureurs de la fin, et pense quelquefois à ses futurs maîtres, les guerriers vêtus de rouge annoncés par les anciennes prédictions.

1. C'est à Laugier de Tassy (d. c.) qu'incombe la responsabilité de celle anecdote ; il dit : (p. 221.) " On a vu dans un jour six Deys massacrés et sept élus. " Mais il ne donne ni noms, ni date, et rien de ce que nous pouvons savoir ne justifie cette allégation. Si l'auteur, au lieu de publier son ouvrage en 1725, l'eut écrit trente ans plus tard, on pourrait croire qu'il s'agit des massacres qui ensanglantèrent la Jenina en 1754, lors de l'usurpation d'Ouzoun Ali.
2. Cet intéressant historien d'Alger n'a pas fait imprimer son œuvre. Il en existe une copie manuscrite aux Archives de la Guerre.
3. La vraie leçon est : Bahr el Faroun, mer des scylles maritimes.
4. Il y avait des Juifs en Afrique depuis la première prise de Jérusalem, et il y eut de nombreuses émigrations partielles ; on peut citer celles d'Espagne, en 613, 1391, 1492 ; celle d'Italie, en 1342 ; des Pays-Bas, en 1350, de France, en 1403, et d'Angleterre en 1422.
5. Voir à ce sujet les Doléances de Jacques Vacon, d'Ollioules (Documents inédits, Correspondance de Sourdis, p. 38).

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Mis en ligne le 04 décembre 2012

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