Alger sous les beglierbeys *
* "Seigneur des Seigneurs" ; Titre de dignité en Turquie. C'est le Gouverneur d'une province

Vers le milieu du Xe siècle, Bolloguin, fils de Ziri, obtint de son père la permission de fonder trois villes dans la province dont le gouvernement lui avait été confié : il y éleva les cités qui s'appellent aujourd'hui Médéa, Miliana et Alger. Cette dernière fut construite au bord de la mer, sur l'emplacement autrefois occupé par Icosium, petite colonie romaine, qui avait reçu sous Vespasien les privilèges du Droit Latin, et faisait orgueilleusement remonter son origine à l'Hercule Lybien. Elle avait été ruinée par les Vandales, et tellement ravagée, que le terrain qu'elle couvrait jadis était inhabité depuis près de deux cent cinquante ans ; on y voyait seulement quelques pierres éparses, entre lesquels broutaient les chèvres de la tribu des Beni-Mezranna, dont les gourbis s'échelonnaient le long d'un des contreforts du Bou-Zaréa. La beauté du site, la douceur du climat, la commodité d'un petit port naturel ne tardèrent pas à y attirer un assez grand nombre de familles ; en 1068, le géographe El-Bekri décrivait El-Djezaïr comme une grande ville, possédant une belle mosquée, plusieurs bazars, et un port fréquenté ; en 1154, Edrisi parlait avec éloges de la densité de sa population et de l'activité de son commerce. Les guerres du XIIe siècle abaissèrent cette prospérité naissante ; la province fut horriblement dévastée ; s'il faut en croire la légende, trente villes disparurent à jamais. Alger passa des mains des Almohades à celles des Almoravides, puis appartint aux sultans de Bougie, à ceux de Tlemcen et de Tunis, et finit enfin par vivre dans une sorte d'indépendance, sous la domination du chef de la tribu des Taaliba, qui y commandait au moment de l'arrivée des Turcs. Les habitants ne se compromirent pas dans ces bouleversements, et subirent sans résistance les changements de régime auxquels les assujettit le sort des armes. Le citadin d'Alger semble avoir toujours eu le même caractère ; curieux, bavard, peu belliqueux, il est facilement disposé à s'incliner devant la force et à accepter les faits accomplis ; adonné à de petits commerces et à des industries qui n'exigent aucun effort physique, il est mou, efféminé, et ses allures languissantes offrent un singulier contraste avec la vivacité nerveuse du Kabyle, et l'ampleur majestueuse du cavalier arabe. Très vicieux, et, sous des dehors aimables, cruel comme presque tous les êtres faibles, il a toujours été incapable d'organiser et de soutenir une résistance quelconque. Le Baldi ne joua donc, pour ainsi dire, aucun rôle dans l'histoire d'Alger.

Cette ville s'accrut considérablement sous les Beglierbeys, qui la fortifièrent avec soin, et l'embellirent de palais, de bains et de mosquées, qu'ils décorèrent des marbres enlevés en Italie et en Sicile. Les Morisques d'Espagne, fuyant la persécution, vinrent s'y établir en très grand nombre, et l'enrichirent des épaves de leurs fortunes et des produits de leur travail(1). En même temps, les coteaux qui l'entourent en lui formant un si riant horizon se couvrirent de jardins et de somptueuses habitations, douces retraites de ceux qu'enrichissaient les guerres maritimes. Au moment de l'avènement des Pachas triennaux, vers la fin du XVIe siècle, le bénédictin Haëdo comptait dans le Fhâs dix mille jardins, dont il admirait la beauté et la fertilité ; le Sahel et la Mitidja étaient remplis de fermes, cultivées par des esclaves chrétiens, au nombre de vingt-cinq mille. La ville même se composait de douze mille deux cents maisons, " presque toutes très jolies, " enfermées dans une enceinte bastionnée, que protégeaient trois grands bordjs extérieurs ; une population de cent mille habitants fréquentait cent mosquées, deux synagogues et deux chapelles catholiques. Huit fontaines monumentales étaient distribuées entre les quartiers principaux ; des bains de marbre, d'un usage public et gratuit, avaient été construits par Hassan-Pacha et par Mohammed-ben-Sala-reïs ; sept grandes casernes servaient de demeure aux janissaires non mariés. L'abondance de toutes choses rendait la vie très facile ; la pêche eût suffi à elle seule pour alimenter tous les habitants, si poissonneuse était cette baie, qui serait encore telle, si l'incurie du pouvoir ne laissait détruire chaque jour cette précieuse ressource(2).

Le commerce extérieur, qui était de peu d'importance, avait été accaparé par les Morisques d'Espagne et les Juifs. Ceux-ci étaient au nombre d'environ deux mille, et trafiquaient principalement sur celles des marchandises provenant de la Course, qui n'étaient pas d'une défaite facile dans le pays ; ils les achetaient bon marché et trouvaient moyen de les revendre en Europe. Quelques-uns d'entre eux réalisaient d'assez grands bénéfices ; les autres étaient orfèvres, changeurs, monnayeurs ; tous étaient fort maltraités, même par les esclaves, que les Turcs encourageaient à les insulter et à les frapper ; ils étaient soumis à de lourds impôts, ne pouvaient se vêtir que de couleurs sombres, et habitaient tous le même quartier(3). Les Morisques exerçaient les professions de corroyeurs, selliers, armuriers et brodeurs ; leur industrie attirait à Alger des caravanes de l'intérieur du pays.

En résumé, l'existence était douce au menu peuple, qui voyait affluer les trésors des deux mondes, apportés par les corsaires ou par les armées victorieuses ; cet or facilement gagné se dépensait plus facilement encore en débauches de toutes sortes, et les pauvres vivaient des miettes de ce festin perpétuel ; quelquefois, la sécheresse et les invasions de sauterelles amenaient la famine ; quelquefois encore, un navire apportait la peste de Tunis ou de Smyrne ; ces deux fléaux étaient accueillis avec la résignation que donne le fatalisme, et personne ne songeait même à en accuser l'incurie des Gouverneurs, dont aucun ne pensa jamais à prendre les mesures de précaution et d'hygiène exigées par les circonstances. Cette négligence d'un des devoirs les plus essentiels du souverain est de nature à étonner ceux qui ne se rendent pas un compte exact des conditions dans lesquelles les Beglierbeys et leurs Khalifats exercèrent le pouvoir. Comme personne n'a cherché jusqu'aujourd'hui à distinguer leur action de celle des Pachas et des Deys, il règne à ce sujet une confusion regrettable, qu'il importe de faire cesser.

Lorsqu'Aroudj songea à se transformer de corsaire en conquérant et en fondateur d'empire, il n'avait d'autres soldats que les équipages de ses navires, commandés par les reïs, ses vieux compagnons, qui acceptèrent d'un commun accord à Alger la suprématie qu'ils avaient reconnue sur mer à leur heureux chef. Le premier Barberousse se vit donc investi d'un pouvoir librement accepté par une oligarchie militaire ; mais ce pouvoir devint rapidement absolu, et son possesseur l'affirma bientôt tel, en traitant avec la dernière rigueur ceux qui essayaient de s'y soustraire. Quand il mourut, son frère Kheïr-ed-Din lui succéda de plein droit sans que personne y mit opposition, et gouverna comme par le passé. On a vu que, pressé par la nécessité, il se déclara en 1518 vassal de la Porte, et qu'il en obtint une troupe de deux mille janissaires, auxquels vinrent s'adjoindre près de quatre mille volontaires turcs, qui furent admis à participer aux privilèges de ce corps redouté. Ce fut une grave atteinte au pouvoir absolu du souverain ; car les premiers ioldachs nommaient leurs chefs à l'élection, et, plus tard, ils réglèrent l'avancement dans leur corps par des lois immuables ; leurs coutumes les soustrayaient à la juridiction commune ; les châtiments mêmes qui leur étaient infligés étaient secrets et spéciaux. Doués d'une bravoure à toute épreuve, mais grossiers, ignorants, arrogants et brutaux, ils apportaient tout l'entêtement de leur race à la conservation et à la défense de leurs droits, et se considéraient comme lésés et insultés, aussitôt qu'ils croyaient qu'on avait voulu attenter au moindre d'entre eux. Enfin, c'était une arme solide, mais peu maniable, et il fallait des mains habiles et robustes pour en tirer un bon parti.

A Alger, la situation se compliqua encore ; car la milice s'y considéra comme en pays conquis, et ne cessa de prélever sur les habitants, paysans ou citadins, des impôts en nature, auxquels ceux-ci n'osèrent pas se soustraire au début, et qui, en vertu du droit coutumier, ne tardèrent pas à devenir légalement exigibles(4) ; elle imposa à la population des marques extérieures de respect, et chacun de ses membres prit le titre d'illustre et magnifique seigneur. Les lois qui présidaient à l'avancement étaient bizarres, elles semblent avoir été basées sur un sentiment d'égalité absolue et de méfiance réciproque. Le simple janissaire s'appelait ioldach, et recevait un pain de vingt onces et une solde de 3,60 par lune ; cette faible rétribution s'accroissait chaque année de telle sorte, qu'au bout de cinq ans environ de services, il était alloué au soldat 15,55 par lune. C'était la haute paie, dite saksan ; elle n'était jamais dépassée, et le grade n'y changeait rien. Les huit plus anciens janissaires devenaient d'abord solachis (gardes du corps), les quatre premiers d'entre eux étaient appelés peïs, et commandaient les chaouchs ; ils passaient ensuite, toujours à l'ancienneté, oukilhardjis (officier de détail), puis odabachis (lieutenant), boulouk-bachis (capitaine), et agabachis (commandant) ; ces derniers étaient au nombre de vingt-quatre. Le plus ancien devenait kiaya (commandant supérieur) et, deux mois après, agha (capitaine général de la milice) ; il ne gardait cette charge que deux autres mois, et prenait dès lors le titre honorifique de mansulagha, qu'il portait jusqu'à sa mort. En cette qualité, il ne pouvait plus exercer aucun commandement, et il vivait où il le jugeait bon, de sa haute paie ; mais il était de droit membre du Divan supérieur, et pouvait prétendre à toutes les charges civiles(5).

Il est aisé de comprendre quel bouleversement fut apporté par ces nouveaux venus aux habitudes politiques et militaires des Barberousse et de leurs anciens capitaines. Il existait entre tous ces vieux reïs une sorte de camaraderie fraternelle, qui pouvait s'accommoder de l'autocratie d'un d'entre eux, mais non de l'orgueil et de l'insolence de ceux qu'ils traitaient volontiers de Boeuf d'Anatolie. Tous ces hommes de guerre, qui devaient fournir plus tard des pachas aux provinces de l'empire et des amiraux aux flottes des Sultans, dissimulaient mal leur haine et leur dédain pour la horde sauvage qui se recrutait dans la lie du peuple de l'Asie Mineure. Kheïr-ed-Din, toujours habile, sut exploiter ce sentiment. Il se constitua une garde de six cents renégats, et leva une armée de sept à huit mille Grecs et Albanais, marins pour la plupart ; il confia le commandement de ces deux troupes et de son artillerie à ses anciens compagnons. En même temps, il leur manifestait son affection de toutes manières. C'est ainsi qu'il déclara la guerre au prince de Piombino pour le forcer à rendre à Sinan le Juif son fils, qui avait été fait captif, et qu'on ne voulait laisser racheter à aucun prix ; c'est encore ainsi qu'il paya pour Dragut une rançon royale, Il se constitua de cette façon une force sur laquelle il pouvait compter, et, lorsque les janissaires se révoltèrent à Tunis au sujet du retard de la solde, ils purent s'en apercevoir à leurs dépens ; tant qu'il vécut, ils ne cherchèrent pas à s'immiscer dans les affaires du gouvernement. C'est en vain qu'on voudrait objecter que, plus tard, et notamment à l'époque de la révolution de 1659, la Milice voulut faire croire, et crut peut-être elle-même qu'elle rétablissait le gouvernement des premiers temps de l'Odjeac ; c'était une légende, et rien de plus(6) ; aucun acte, aucun écrit, même indigène, ne peut autoriser à croire que les Barberousse aient jamais tenu compte de l'avis des ioldachs pour guider leur ligne de conduite, et les faits prouvent le contraire. A celle époque, et pendant tout le temps du pouvoir des Beglierbeys, le Divan des janissaires n'eut à s'occuper que des affaires du corps, et particulièrement des élections aux divers grades ; quelques-uns des principaux chefs étaient admis au Divan du pacha, qui se tenait tous les deux ou trois jours ; c'est là que se rendait la justice et qu'on délibérait sur les affaires de l'État ; mais le souverain ne faisait que demander avis, et décidait en dernier ressort(7). Il est vrai que l'indocile cohorte chercha plus d'une fois à s'emparer de l'autorité ; mais ces tentatives demeurèrent infructueuses jusqu'à la mort d'Euldj-Ali, et à l'avènement des pachas triennaux ; car les grands capitaines qui succédèrent aux Barberousse conservèrent fidèlement leurs traditions, et s'opposèrent énergiquement à toute usurpation de pouvoir. Tous, sans exception, eurent un sentiment très exact des dangers que la Milice faisait courir à la Régence par son indiscipline et ses exigences ; ils prévirent qu'elle serait une cause d'anarchie perpétuelle, que son esprit de rapine et de violence aliénerait à jamais les populations de l'intérieur du pays, et que celles-ci, écrasées d'impôts et de sévices, vivraient dans un état continuel de révolte et ne seraient plus gouvernables que par la terreur. Comme tel n'était pas le but des Beglierbeys, qui eussent voulu fonder un empire indigène, ils cherchèrent à se débarrasser de cet élément menaçant, et à le remplacer par une armée recrutée chez les tribus soumises, et principalement parmi les Kabyles, où ils trouvaient une pépinière d'excellents soldats, qui, une fois pourvus d'armes à feu, leur eussent facilement permis de se passer du service des Turcs. Mais ceux-ci, voyant à quoi tendait cette nouvelle organisation, excitèrent les soupçons du Grand Divan, auquel ils firent craindre que les Gouverneurs, appuyés sur une armée nationale, ne se déclarassent indépendants. La méfiance de la Porte fit donc que la Régence porta, presque dès le jour de sa naissance, un germe de corruption et de décomposition : elle fut fatalement vouée au désordre, aux émeutes et aux changements de régime ; ses princes, bien loin de pouvoir constituer une bonne administration des provinces conquises, furent forcés de les pressurer à outrance, au milieu d'un état de guerre permanent, pour contenter les appétits toujours croissants de ceux qui ne tardèrent pas à devenir les véritables souverains.

Cependant, la plus grande partie du XVIe siècle s'écoula sans que le mal devînt trop apparent ; les guerres maritimes entreprises avec des flottes de trente à quarante galères, contre lesquelles presque personne ne pouvait lutter avec avantage, les fructueuses expéditions de Tlemcen, de Tunis, du Maroc et du Sud, alimentèrent le Trésor public, et rapportèrent assez de butin pour contenter tout le monde. De plus, les Beglierbeys(8), qui joignirent presque tous à ce titre celui de grand-amiral, pouvaient aisément tirer de Constantinople les forces nécessaires pour châtier les mutins, qui furent réduits à s'incliner devant leur fermeté. Pendant toute cette période, le nombre des janissaires fut d'environ six mille, dont la moitié seulement habitait Alger ; le reste était distribué dans les villes des provinces, sous le commandement de caïds, qui administraient le territoire voisin ; le corps kabyle des Zouaoua formait, nous dit Haëdo, le tiers de la garnison de la ville. Le recouvrement des sommes exigées des Arabes se faisait au moyen des mahallas colonnes expéditionnaires destinées à parcourir le pays pendant quatre ou cinq mois de l'année, pour contraindre les cheiks au paiement du tribut, qui s'acquittait en argent ou en nature ; ces tournées étaient la source d'une quantité de vexations, et les ioldachs y pillaient sur le fellah de quoi vivre le reste de l'année(9). La grande Kabylie seule ne s'était pas soumise à un impôt régulier ; tous les deux ans, les chefs de Kouko et de Kalaa offraient un présent d'une valeur de quatre à cinq cents ducats, en échange duquel ils recevaient des armes de prix et de riches vêtements. Le reste des revenus du pachalik se composait : des droits de douane, fixés à onze pour cent sur toutes les marchandises, à l'entrée comme à la sortie, des redevances sur les pêcheries de corail de l'Octroi de la ville ; les Turcs en étaient exempts ; de la ferme des cuirs et de la cire, adjugée à des juifs ou à des marchands européens ; des revenus de la Course, qui varièrent du huitième au cinquième des prises ; enfin des biens de ceux qui mouraient sans enfants. Le total atteignait la somme de cinq cent mille ducats, et les dépenses étaient presque nulles, car les soldats des noubas et des mahallahs vivaient sur le pays, et la paie mensuelle de ceux qui résidaient à Alger n'exigeait pas plus de douze cents ducats ; tout le reste allait grossir le trésor du Beglierbey, auquel une bonne partie de cet or servait à se concilier la faveur du Grand Divan.
De toutes ces sources de richesse, la plus abondante était la Course. Elle ne fut, au début, qu'une des formes du Djehad ; (guerre sainte) ; les galères barbaresques formaient la Division navale de l'Ouest des flottes ottomanes ; leur fonction spéciale consistait à nuire à l'ennemi héréditaire, l'Espagne, en ravageant ses côtes, en détruisant son commerce, et en apportant secours aux tentatives de rébellion des Morisques. Dans cette guerre de chicane, qui se renouvelait au moins deux fois par an, les reïs d'Alger ne connurent pas de rivaux ; ils y montrèrent une ardeur incessante, et une témérité presque toujours couronnée de succès. Sur un signe du Sultan, on les voyait accourir et combattre au premier rang, comme à Malte, à Tunis et à Lépante, où ils acquirent la réputation méritée d'être les meilleurs et les plus braves marins de la Méditerranée. " Naviguant, dit Haëdo, pendant l'hiver et le printemps, sans nulle crainte, ils parcourent la mer du levant au couchant, se moquant de nos galères, dont les équipages, pendant ce temps, s'amusent à banqueter dans les ports. Sachant bien que lorsque leurs galiotes, si bien espalmées, si légères, rencontrent les galères chrétiennes, si lourdes et si encombrées, celles-ci ne peuvent songer à leur donner la chasse, et à les empêcher de piller et voler à leur gré, elles ont coutume, pour les railler, de virer de bord, et de leur montrer l'arrière... Ils sont si soigneux de l'ordre, la propreté et l'aménagement de leurs navires, qu'ils ne pensent pas à autre chose, s'attachant surtout à un bon arrimage, pour pouvoir bien filer et louvoyer. C'est pour ce motif qu'ils n'ont pas de rombalières... Enfin, pour cette même raison, il n'est permis à personne, fût-ce le fils du pacha lui-même, de changer de place, ni de bouger du lieu où il est(10). "

Ces soins intelligents, cette sévère discipline, firent de la galère d'Alger un instrument de guerre de premier ordre ; le dommage que causèrent les reïs aux ennemis de la Turquie est incalculable ; en 1580, leur flotte se composait de trente-cinq galères et de vingt-cinq brigantins ou frégates, sans compter une grande quantité de barques armées en course ; l'amiral était nommé par le sultan lui-même, et ne relevait que de son autorité et de celle du capitan-pacha. Le tableau de cette organisation très régulière est à lui seul une critique suffisante de l'opinion fausse et trop répandue, qui tend à assimiler les fondateurs de l'Odjeac à des pirates et à des bandits. Cette erreur provient de ce que la plupart des historiens de la Régence se sont contentés de se copier les uns les autres, se transmettant ainsi les appréciations du premier d'entre eux, qui, en sa qualité d'Espagnol, qualifia durement la conduite des Barbaresques, sans s'apercevoir que ses compatriotes leur avaient donné l'exemple, sur le littoral africain, et sur bien d'autres. En fait, les reïs furent à l'Islam ce que les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem furent à la chrétienté ; comme eux, ils firent tout le mal possible à l'Infidèle, combattant ses vaisseaux de guerre, enlevant ses bâtiments de commerce, brûlant et pillant ses villes maritimes, ravageant ses côtes et réduisant les peuples en captivité ; tout cela était fort barbare ; mais la guerre se faisait ainsi à cette époque, et les modernes inventions nous réservent peut-être de si terribles spectacles de destruction que les massacres des temps passés ne nous paraîtront plus que comme des jeux d'enfants !

Dans ces expéditions quotidiennes, les reïs faisaient un énorme butin et toute la ville en prenait sa part : " A leur retour, dit Haëdo, tout Alger est content, parce que les négociants achètent des esclaves et des marchandises apportées par eux, et que les commerçants vendent aux nouveaux débarqués tout ce qu'ils ont en magasin d'habits et de victuailles ; on ne fait rien que boire, manger et se réjouir ; les reïs logent dans leurs maisons les Levantins qu'ils aiment le mieux, et, pour se les affectionner, tiennent table ouverte pour eux. Ils habillent richement leurs pages de damas, satin et velours, chaînes d'or et d'argent, poignards damasquinés à la ceinture, et, en un mot-, les parent plus coquettement que si c'était de très belles dames, tirant vanité de leur nombre et de leur beauté, et les envoyant promener par troupes à travers la ville, se procurant ainsi des jouissances d'amour propre(11). "

Cette prodigalité, ce luxe bizarre, ces débauches elles-mêmes accrurent la popularité des corsaires, que la foule admirait déjà comme de victorieux défenseurs de la foi. De toute fête orientale, l'usage veut que le pauvre prenne sa part, souvent même sans y être invité ; les tables de ces joyeux marins fournirent donc la sportule à tout le quartier qu'ils habitaient, et leur clientèle devint d'abord fort nombreuse, puis finit par comprendre toute la population, qui les aima d'autant plus qu'ils se montrèrent plus hostiles aux janissaires. Aussitôt qu'ils eurent conscience de leur force, ils cessèrent de déférer aux ordres des grands-amiraux, et l'on vit peu à peu se relâcher les liens d'obéissance qui les rattachaient à la Porte. C'est de cette époque que datent les révoltes de Mami-Arnaute et les pillages de Morat-Reïs et de ses compagnons.

Jusqu'en 1580, le mal ne fut pas très grand ; la parole du Sultan était encore écoutée, et les plaintes des ambassadeurs français obtinrent facilement le châtiment des délinquants. D'ailleurs, la plupart des anciens capitaines se souvenaient d'avoir, sous les ordres des Dragut et des Sinan, navigué et combattu de conserve avec les Saint-Blancard, les La Garde et les Strozzi ; ils savaient combien l'asile qu'ils avaient souvent trouvé dans les ports de la Provence leur avait été utile, et ne désiraient pas se présenter en ennemis devant le pavillon fleurdelisé. Il résulta de là que, pendant presque toute la période des Beglierbeys, les relations de la Régence avec la France furent cordiales ; les galères barbaresques trouvaient à s'approvisionner et à se ravitailler à Marseille, où elles reçurent plus d'une fois des indications qui les sauvèrent des poursuites de Doria ; de leur côté, Henri II et Charles IX avisèrent à plusieurs reprises les Algériens des armements que l'Espagne préparait contre eux(12). C'était, au reste, la haine commune contre cette puissance qui formait la base la plus solide de l'ancienne amitié, et l'on verra invariablement dans le cours de cette histoire la France amie ou ennemie de la Régence, selon qu'elle sera ennemie ou amie de l'Espagne.

Cependant, à la suite des plaintes de quelques marchands, dont les navires avaient été enlevés ou pillés par des corsaires, M. de Petremol, ambassadeur à Constantinople, représenta au roi qu'il était indispensable d'avoir un consul à Alger pour la protection du commerce, et le Marseillais Berthole fut nommé à ce poste le 15 septembre 1564. Son arrivée causa une grande indignation à Alger ; on y tolérait difficilement toute nouveauté, et celle-là ne fut du goût de personne ; il y eut un commencement de sédition, et le nouveau venu ne reçut pas la permission de débarquer. Douze ans se passèrent ainsi ; en 1576, le capitaine Maurice Sauron se présenta de nouveau à Alger ; il éprouva un premier échec, et le pacha Ramdan, toujours tremblant devant la milice, n'osa pas le recevoir ; mais, cette fois, la France parla haut, et nous savons, par des lettres du secrétaire d'ambassade Juyé et de l'abbé de Lisle, que le consul avait pris possession effective de sa charge en 1577. Il mourut en 1585, et Loys de la Mothe-Dariés fut nommé à sa place ; il n'exerça pas ses fonctions, et les délégua au Père Bionneau, qui fut maltraité et emprisonné par Hassan Veneziano en 1586. Il fut remplacé par M. Jacques de Vias, qui se fit représenter d'abord par le capitaine Jean Ollivier ; en 1588, celui-ci se plaignait à M. de Maisse de l'hostilité du pacha. Nous savons peu de choses sur ces premiers consulats, qui n'étaient pas, jusqu'à M. de Vias, des charges royales ; elles appartenaient à la ville de Marseille, dont les échevins nommaient et payaient les titulaires.

La France eut seule des consuls pendant cette période ; elle était, en effet, l'unique nation qui eut ce privilège, reconnu par les Capitulations, et l'on ne peut en accorder le titre à quelques agents de commerce(13), parmi lesquels nous citerons l'Anglais John Tipton, délégué de la Turkey Company. Il vint s'établir à Alger en 1580, et ne s'occupa d'abord que des affaires de sa compagnie ; on verra plus tard que M. de Vias semble avoir eu à se plaindre de lui, et à combattre les efforts qu'il faisait pour obtenir une part des Concessions, dénomination sous laquelle on comprenait, non seulement les Établissements créés parles Français sur la côte, mais encore le droit reconnu de trafiquer dans certaines villes.

Bien avant que la puissance turque ne s'établît dans la Régence, Pise, Gènes, Florence, Marseille et Barcelone y faisaient un commerce actif et fructueux, et quelques-uns de leurs navires se livraient à la pêche du corail. En 1543, les Lomellini de Gênes se firent donner l'île de Tabarque et les pêcheries qui en dépendent, comme complément de la rançon de Dragut, qui s'était laissé surprendre sur les côtes de la sur les côtes de la Corse. En 1561, la France obtint de la Porte la permission de transformer en comptoirs permanents quelques petits magasins, où les marins provençaux et languedociens venaient, depuis longtemps déjà, trafiquer avec les tribus de la Mazoule. Une compagnie, dirigée par Carlos Didier et Tomaso Lincio, sieur de Moissac(14), construisit, à douze lieues environ à l'est de Bône, un fortin qui prit le nom de Bastion de France ; elle éleva des magasins à Mers-el-Kharaz (La Calle), au cap Nègre, à Bône, au cap Rose et à Collo. On y faisait la pêche du corail et l'échange des marchandises françaises contre le blé, la cire et les cuirs qu'apportaient les indigènes. Les bénéfices que rapportait ce commerce excitèrent un certain Nicolle à fonder en 1577 une compagnie, qui créa de sérieux embarras à sa rivale ; Lincio se plaignit à la Cour, et vit intervenir en sa faveur Euldj-Ali, qui l'avait pris sous sa protection. L'histoire de ce début des Concessions est assez obscure ; cependant, sauf les querelles intestines elle mauvais vouloir des Génois, elles ne semblent pas avoir été inquiétées comme elles le furent dans la période suivante(15).

Nota : - Image des janissaires tirée du site http://www.bleublancturc.com/Turqueries/janissaires.htm
- photo galiotes http://fr.wikipedia.org/wiki/Galiote

1. Voir Haëdo. (Topografia de Argel, cap. XI.)
2. " Ita ut ovem 50 assibus, perdicum aut turturum par 4, caput pinguem 3, centum ficus 1, melones duos aut mala granata duodecim 1, leporem 2, panis albi libram semisse, et sic de cæteris emere possis. " (Gramaye, Africa illustrata, lib. VII, cap. III.)
3. " Un enfant maure, rencontrant un Juif, si considérable qu'il soit, lui fera ôter son bonnet, déchausser ses sandales, et lui en donnera mille soufflets sur le visage, sans que le juif ose se défendre ou remuer, n'ayant d'autre ressource que de s'enfuir dès qu'il le peut. De même, si un Chrétien rencontre un Juif, il lui donne mille gourmades, et si le Juif veut se défendre, et qu'il soit vu par quelque Turc ou Maure, ceux-ci prennent parti pour le chrétien, même s'il est esclave, et lui crient: " Tue ce chien juif ! " - Haëdo approuve fort cette conduite, et conclut ainsi ; Juste châtiment et pénitence de leur grand péché et obstination ! (Topografia, d. c, cap. XXVIII.)
4. V. la Topografia, d. c, cap. XX.
5. " Parmi les artisans, il y a des janissaires, qui, entre temps, vont à la guerre, ou en course ; ces hommes, tantôt soldats, tantôt ouvriers, n'ont pas sur le point d'honneur les mêmes idées que les chrétiens, qui regardent avec raison le service militaire comme une noblesse, et auraient honte d'être en même temps soldats et artisans, " (Topografia, cap. XXV)
6. A force d'être copiée et recopiée, cette légende entièrement fausse a fini par devenir un article de foi.
7. La grande erreur provient de la confusion qui a été faite entre le Divan des janissaires et le Divan du pacha ; il est vrai que le premier parvint à annuler le second, mais seulement vers 1618 ; ce fut une usurpation de pouvoir, et non la règle primordiale.
8. Kheïr-ed-Din, Sala-Reïs, Euldj-Ali, Hassam-Veneziano devinrent tous grands-amiraux.
9. Topografia, cap. XIX.
10. Topografia, cap. XIX.
11. Topografia, cap. XXI.
12. Négociaiions de la France dans le Levant, d. c, t. II, p. 72, 242, 378, t. III, p. 388, 854, t. IV, p. 50, 61, 300.
13. M. le consul général de la Grande-Bretagne à Alger, dans son récent ouvrage ; The scourdje of Christendom, s'est efforcé de prouver que le consulat anglais était le plus ancien de ceux d'Alger : M. Playfair eut pu s'assurer du contraire en lisant dans les Négociations les lettres que nous citons, et dans Gramaye, le passage suivant : " Ab annis duobus Hollandi suum proprium habeant Consulem, sub quo Teutonici idiomatis mercatores et negotia aguntur ; et jam inde Angli mercatorem suis negotiis intendentem fide publica habeant. " Il résulte de ces mots de Gramaye, qui était à Alger en 1619, qu'à cette époque, le résident anglais ne recevait pas le titre de consul.
14. Plusieurs auteurs ont fait deux personnes de Lincio et du sieur de Moissac ; on a été jusqu'à écrire que Lincio céda le bastion à M. de Moissac, ce qui revient à dire qu'il se le céda à lui-même.
15. Pour ne pas encourir le reproche d'avoir négligé l'étude du mouvement littéraire et artistique algérien, nous citerons, une fois pour toutes, quelques lignes de Mohammed-el-Abderi, qui florissait vers 688 (de l'hég.) : " Cette ville est privée de la science, comme un proscrit de sa famille. Il n'y existe personne qu'on puisse compter au nombre des savants, ni même qui possède la moindre instruction. En arrivant à Alger, je demandai si l'on pouvait y rencontrer des gens doctes, ou des hommes d'une érudition agréable ; mais j'avais l'air de celui qui, comme dit le proverbe, cherche un cheval plein ou des oeufs de chameau. "

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Mis en ligne le 12 octobre 2011

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