Les Français ont établi depuis longtemps un commerce avec les Maures dans un Port de la côte d'Afrique, voisin de l'Île de Tabarque (Tabarka ndlr) dépendante d'Alger, où les Génois étaient établis pour le commerce des blés, des cuirs de la cire & de la pêche du corail qui est abondante sur cette côte. Les Français ayant trouvé un profit considérable sur cette côte, battirent un enclos de murailles qu'ils appelèrent le Bastion de France. Ils firent des magasins, des logements & une manière de Donjon ; où ils mirent quelques canons, avec une Garnison pour la sûreté de leurs marchandises & de leurs personnes, parce que les Maures des environs sont très méchants & naturellement grands voleurs. Ils fortifièrent ensuite un autre endroit voisin du Bastion, qu'ils appelèrent la Calle, où ils mirent une autre Garnison capable d'empêcher qu'on ne les traversât dans la pêche du corail, & dans leur autre commerce qui roule principalement sur le blé.

On fait ce commerce par cueillette; c'est-à dire, qu'on achète à un prix réglé tout le blé que les Maures y apportent. On le met en magasin, & lorsque les Vaisseaux & les Barques Françaises viennent pour le charger, ils commencent par remettre les fonds entre les mains du Gouverneur, qui leur donne la quantité de blé qui leur convient, & en moins de quatre jours ils peuvent faire leur charge & remettre à la voile. Ces prompts chargements sont fort utiles, parce que cette espèce de port, si tant est qu'on puisse l'honorer de ce nom, n'est pas assez bon pour qu'on y puisse demeurer longtemps en sûreté.

La seule pêche de corail peut fournir à toutes les dépenses de cet établissement, & la traite du blé est si considérable qu'elle peut donner un très gros profit à ceux qui ont assez de fonds pour fournir aux achats. Le Sieur Sainson fut le premier en faveur de qui le Bastion fut érigé en Gouvernement, & qui avec l'agrément qu'il obtint de la Régence d'Alger, fit augmenter les fortifications du Bastion, & en augmenta la garnison & les Officiers.
Le profit qu'il tirait de ce commerce lui donna le moyen de munir le Bastion & la Calle de tout ce qui était nécessaire pour leur défense, & pour le spirituel & pour l'entretien & la subsistance de quantité de gens de toutes sortes d'arts & de professions qu'il y établit pour pouvoir se passer des secours d'Europe. François d'Arvieux, un de mes oncles, cadet des enfants de Balthazar d'Arvieux, qui a commandé une des Galères du Roy, & qui s'est rendu si célèbre sous le nom du chevalier Balthazar fut fait son Lieutenant au Gouvernement du Bastion ; il commandait sous les ordres du Sieur Sainson, & il le faisait avec tant de conduite, que si le Gouverneur eût suivi son conseil.

Il ne serait pas péri, comme il lui arriva dans une entreprise qu'il fit sur le port de Tabarque. Les Génois étaient maîtres de ce fort & de l'Île sur laquelle il était situé. Leur commerce incommodait celui du Bastion.
Le Gouverneur Sainson voulut le détruire en s'emparant de Tabarque : il ménagea une intelligence avec un Génois qui était boulanger du fort, qui l'y devait introduire ; mais qui le trahit. En effet, y étant allé une nuit avec des bateaux armés, & tout autant d'hommes qu'il pût prendre au Bastion & à la Calle, il trouva la garnison de Tabarque sous les armes qui l'attendait, & qui fit feu sur lui & sur ses gens si vigoureusement, qu'il y fut tué avec une partie de ses gens. La plupart des autres furent blessés & eurent bien de la peine à regagner leurs bateaux en désordre, & revenir au Bastion où mon oncle était resté pour commander, après s'être opposé autant qu'il avait pu à cette entreprise ; qui était aussi mal concertée qu'elle était injuste.

M. Picquet de Lion qui a depuis pris le surnom de la Calle, succéda au Sieur Sainson. Mon oncle qui croyait avoir plus de droit qu'aucun autre d'y prétendre, ne pût souffrir le passe-droit qu'on lui faisait en l'en privant, il quitta la Lieutenance & se retira en France, & rentra dans le corps des officiers de Galères.
Ce nouveau Gouverneur n'ayant pas avec lui des gens assez fidèles pour seconder ses bonnes intentions & sa bonne conduite, ne demeura pas longtemps sans se trouver engagé dans de grandes dettes avec les habitants d'Alger, dont il avait emprunté des sommes considérables pour son commerce de change lunaire de deux & trois pour cent par mois. Le Dey le menaça de le faire maltraiter, ce qui l'obligea à la fin de s'embarquer avec sa garnison & tous les effets du Bastion, & de se retirer en France. Il enleva même en partant une quantité de gens du pays, qu'il alla vendre à Livourne aux, galères du Grand Duc de Toscane. Mais le Roy les retira & les renvoya à Alger.

Ce fut ainsi que le Bastion fut abandonné, & l'enlèvement que le Sieur Picquet avait fait irrita tellement la Milice d'Alger, qu'elle fut longtemps sans vouloir entendre parler du rétablissement du commerce. A la fin le Roy ayant accordé la paix aux Algériens, voulut bien que ceux qui la traitèrent parlassent du commerce & de la restitution du Bastion.

Le Sieur Jacques Arnaud de Gap en Dauphiné & établi à Marseille, s'étant trouvé dans ce temps-là à Alger, travailla beaucoup à la conclusion de cette grande affaire. Il fit plusieurs voyages d'Alger en France, pour ajuster les différends réciproques des deux Nations, & cela lui acquit l'estime de M. Colbert qui lui trouva beaucoup d'esprit de pénétration & de droiture. Enfin, il négocia si heureusement, que cette paix fut conclue à l'avantage du commerce & des marchands. Le Dey voulut donner en cette occasion des preuves de sa reconnaissance, au Sieur Arnaud. Il lui permit en son nom de rétablir le commerce du Bastion & de ses dépendances, & les Murailles que les Maures avaient abattues après la fuite du Sieur Picquet.
Il fallait donc réparer tous les Bâtiments & les murailles, il fallait pourvoir le Fort d'artillerie & de munitions de guerre & de bouche, y mettre une garnison convenable, & faire un fond pour rétablir le commerce dans son ancien état. M. Arnaud n'était pas assez riche pour entreprendre seul ce grand établissement.
M. Arnaud obtint permission du Dey de passer en France pour faire une Compagnie. Il l'eût bientôt faite ; mais les riches partisans qui y étaient entrés, eurent un revers de fortune qui les mit hors d'état de suivre cette affaire, & la Compagnie se dissipa.
Il en rassembla une seconde, qui fut composée du Sieur Jacques le Masson de la Fontaine contrôleur général des Gabelles de France, du Sieur Alexandre de Vasé Seigneur de Lalo, Conseiller au Parlement de Grenoble, & du Sieur Jacob de la Font, Sieur de la Tour des Champs de Lion. Tous ces gens étaient sages & fort riches ; mais tous trois de la Religion prétendue Réformée. Ils passèrent l'acte de leur Société, en réglèrent les fonds, & demeurèrent d'accord que le Sieur Arnaud passerait au Bastion en qualité de Gouverneur. Le Dey l'agréa & lui donna toutes les expéditions dont il avait besoin pour s'y établir de la manière que la Compagnie le pouvait désirer. Le Sieur de la Font s'établit à Marseille en qualité de Directeur, pour la correspondance des affaires que le Sieur Arnaud ferait au Bastion. M. de la Fontaine demeura à Paris aussi en qualité de Directeur, & M. de Lalo aussi Directeur allait tantôt à Paris & tantôt à Marseille, & même au Bastion selon le besoin des affaires.
M Arnaud avait mené avec lui le Sieur de S. Jacques son gendre, autrefois Conseil au Siège de Marseille. Il le fit Capitaine de la Calle, & y était mort quelque temps après,

M. Arnaud voulut donner cet emploi au ils aîné du défunt.
M. de la Font voulut y mettre un homme de sa part, & l'y envoya sans avertir M. Arnaud, qui s'en trouvant choqué, ne voulut pas le recevoir & le renvoya en France. M. de la Font fut piqué de ce renvoi ; ayant d'ailleurs il une forte démangeaison d'être lui-même Gouverneur du Bastion, & pour cela d'en déposséder M. Arnaud.
M. Arnaud en fut averti, & songea à se maintenir dans son poste, & ses Associés cherchèrent à trouver des raisons pour colorer le projet qu'ils avaient formé, ils observèrent ce qui se passait dans sa maison à Marseille, & crurent voir qu'on y faisait grande chère, & que les dépenses que la famille faisait venaient des profits particuliers que leur Gouverneur faisait à leurs dépens.
Mademoiselle Arnaud prix feu là-dessus, & donna à son mari tous les avis qu'elle jugea nécessaires. Ces avis le firent résoudre à ne se pas laisser déposséder sans coup férir, après les peines qu'il s'était données pour la paix, & le rétablissement de ce commerce dont on lui avait toute l'obligation. Il résolut donc de s'y maintenir par la faveur du Dey & de la Milice, qui avaient beaucoup de considération pour lui ; de sorte que les ordres des trois Directeurs étant arrivés au Bastion par la Barque du Patron Legier, il répondit qu'il ne quitterait point son poste, & leur écrivit toutes les raisons qu'il avait d'en user ainsi. Elles parurent justes aux gens désintéressés ; mais la Compagnie n'en jugea pas favorablement.

L'animosité augmenta beaucoup au retour de la Barque, Les Directeurs eurent recours à M. Colbert, qui leur promit sa protection, & sur l'exposé qu'ils lui firent de la conduite de M. Arnaud & de sa prétendue malversation, il leur donna une Lettre de cachet, & les ordres du Roy qui furent portés au Bastion par un Vaisseau de guerre aux dépens de la Compagnie. M. Arnaud répondit qu'il ne pouvait quitter ses Places dans l'état où elles étaient, sans préjudicier aux intérêts du Roy & de l'État, qu'il obéirait aux ordres de Sa Majesté dès qu'il le pourrait, & le vaisseau revint ainsi sans avoir rien avancé.
Cependant le commerce fut interrompu, parce que M. de la Font fit faire des défenses à tous les bâtiments d'aller au Bastion, voulant le réduire pour ainsi dire, par famine. Le Sieur Arnaud se maintint par le commerce de Gènes & le Livourne.

La Compagnie le fit condamner comme rebelle aux ordres du Roy, & résolut d'envoyer d'autres bâtiments à Alger. On y envoya le Sieur Turpin & M. de Martel eut ordre de demander le Sieur Arnaud au Dey. Il était alors à Alger, & la Milice demandant à être payée, & ne recevant point d'argent refusa absolument de le rendre, disant que c'était un honnête homme, & que c'était à lui seul qu'ils avaient donné le Bastion, & qu'ils ne connaissaient point ses Associés.

Le Sieur de Lalo alla ensuite à Alger, & offrit au Dey une somme pour obtenir la destitution du Sieur Arnaud. On sait que le Sieur de la Font avait été arrêté au Bastion la première fois qu'il y avait été, & on l'accusa d'avoir promis vingt mille piastres au Bey de Constantine, pour faire tuer le Dey d'Alger & son gendre, qui étaient les protecteurs du Sieur Arnaud ; de sorte que quand il retourna à Alger, il n'osa mettre pied à terre, & demeura toujours dans le Vaisseau craignant qu'on ne le fît mourir, comme on l'en avait menacé si on pouvoir le prendre.

Les offres de M. de Lalo ne furent point écoutés ; de sorte qu'il fut obligé de se retirer sans voir pu rien faire. M. Arnaud retourna au Bastion sous la protection du Dey & de la Milice, & laissa à Alger le Sieur Pierre Estelle son beau-frère & son agent, qui continua de soutenir puissamment le Sieur Arnaud contre tous les ennemis, qui les uns après les autres furent contraints de s'en retourner à Marseille, après avoir fait inutilement de fort grandes dépenses.

Les trois Associés ne sachant plus que faire pour faire sortir le Sieur Arnaud du Bastion, obtinrent des ordres du Roy pour se saisir de sa famille. En conséquence sa femme & sa fille furent renfermées dans la Citadelle de Marseille, où elles demeurèrent fort longtemps, ces Messieurs espérant que leur état toucherait le Sieur Arnaud, & l'obligerait d'obéir aux ordres du Roy, On ferait des volumes entiers des procédures qui ont été faites dans cette affaire ; mais elles font assez inutiles dans ces Mémoires.

Cependant le Sieur Arnaud ne recevant aucun secours de Marseille, & les Turcs ne voulant rien perdre de leurs droits, il se trouva obligé d'emprunter des sommes considérables à change lunaire pour entretenir les Garnisons les places & les officiers ; de sorte que le Bastion se trouva en peu de temps aussi chargé de dettes, qu'il l'était quand le Sieur Picquet l'abandonna.

On peut dire cependant avec raison, qu'il n'aurait pas été difficile aux trois Associés de faire retirer le Sieur Arnaud, si au lieu des dépenses exorbitantes qu'ils firent inutilement, ils avaient voulu dédommager le Sieur Arnaud, & lui donner une récompense convenable ; il la méritait assurément par les peines qu'il s'était données pour remettre sur pied cet établissement. Leur intérêt personnel devait les y porter, & ils auraient joui des grands avantages que ce commerce leur présentait. Mais la passion les aveuglait, & ne leur permettait pas de voir ce qui leur convenait le plus.
Ils eurent à la fin recours à M. d'Ablancourt leur ami & le mien, qui leur fit entrevoir quelque espérance d'accommoder cette affaire par mon moyen, parce qu'il me croyait assez bon Négociateur auprès des Turcs, pour réussir dans les voies que je pourrais prendre, en faisant au Dey d'Alger & au Sieur Arnaud des propositions qui pourraient leur convenir. Ce fut pour cette négociation qu'ils me demandèrent à M. Colbert, & celui-ci me fit commander par le Roy de faire ce voyage. On m'assura que la Compagnie fournirait tout ce qui me serait nécessaire ; & que Sa Majesté ordonnerait pour ma récompense.

Je m'en retournai à Paris, où j'eus plusieurs conférences avec M. de la Fontaine chez M. d'Ablancourt. Nous dressâmes les instructions dont je pouvais avoir besoin, en attendant que j'eusse conféré avec M. de la Font qui était à Lyon, & par les mains duquel toutes les affaires avaient passé, m'eût fait part de ses lumières. Je fis mes adieux à la Cour & à la Ville, & je partis de Paris par le carrosse de la diligence de Lyon le 23 Décembre 1673. Les chemins étaient si mauvais, que nous n'arrivâmes à Lyon que le dernier jour du mois. J'allai voir M. de la Font, & après deux conférences, nous convînmes d'aller à Grenoble conférer avec M. de Lalo.
Le second jour de Janvier 1674 nous montâmes à cheval, & nous arrivâmes le lendemain à Grenoble. M, de Lalo nous logea chez-lui. Nous fûmes deux jours entiers à raisonner sur mon Voyage, & nous convînmes enfin que je demeurerais à Toulon & à Marseille, sans rien divulguer de mon Voyage, parce qu'il était nécessaire d'en conférer encore avec M. Colbert, & attendre le succès d'un accommodement qu'on avait proposé à M. Arnaud, dont on attendait la réponse par le retour d'une Tartane qu'on avait envoyée exprès.

Le sixième de Janvier ayant pris congé de Messieurs de la Font & de Lalo, je me mis dans une litière qui me porta à Marseille en six jours. On fut bien surpris de m'y voir arriver. Je me retirai dès le lendemain dans une maison de campagne de mes parents, pour éviter les visites dont on assassine les nouveaux venus, & quelques jours après je m'en allai à Toulon.

Les gens qui avaient soin des intérêts de M. Arnaud, ne manqueront pas de lui apprendre mon arrivée à Marseille, & le soupçon qu'on avait que je dusse faire un voyage en Barbarie.
Ces avis précéderont le retour de la Tartane, M. Arnaud écrivit de manière qu'on le crut dans la disposition de s'accommoder. Il m'écrivit par la même occasion une grande lettre, dans laquelle il me fit le récit de toute son affaire, & me priait en finissant, de faire les choses avec justice, en cas que mes ordres fussent d'aller à Alger.

La première intention qu'avait eue M. Colbert, avait été que je fisse ce voyage en qualité d'envoyé, pour revenir aussitôt que l'affaire serait achevée ou manquée.
Mais il arriva dans ce même temps que le Consulat d'Alger se trouva vaquant, parce que le Dey renvoya en France le Sieur du Bourdieu qui y était Consul, & le fit embarquer sur les vaisseaux commandés par M. Dalmeras. Il écrivait en cour les raisons qu'il avait de le renvoyer, & en demanda un autre. Il se plaignait entre autres choses, qu'il avait favorisé l'évasion de plusieurs esclaves qui s'étaient sauvés à bord des vaisseaux du Roi qui y passaient quelquefois. Cela avait causé une sédition, & ces barbares avaient été prêts de rompre la paix. On avait même refusé le salut aux vaisseaux de guerre commandés par M. de Goris, & on n'avait pas voulu leur donner les provisions de bouche dont ils avaient besoin, & on avait mis des gardes aux chaloupes pour empêcher la fuite des esclaves Chrétiens.
De sorte qu'il s'agissait alors non feulement des affaires du Bastion ; mais encore de celles du Roi, il fallait entretenir avec ces barbares une paix qui était nécessaire au commerce, que la quantité de corsaires qui sortent de cette ville aurait pu troubler, en nous enlevant tous les jours les bâtiments qui vont au Levant.
Cette disposition dans les affaires fit croire à M. Colbert qu'il ne convenait pas que Sa Majesté commît son nom avec des gens qu'elle méprisait infiniment comme ils le méritaient. Il changea donc ma qualité d'Envoyé en celle de Consul, & m'en envoya les Provisions, dans la pensée que cette qualité me donnerait le moyen de résider pour les affaires du Bastion, & des autres, au lieu que la qualité d'Envoyé m'obligeait à me retirer dès que j'aurais accompli ma mission. Je me défendis tant qu'il me fut possible d'accepter ce poste. Je remontrai au Ministre, que Sa Majesté m'ayant honoré de la qualité d'Envoyé extraordinaire en m'envoyant à Constantinople, Elle n'avait pas accoutumé d'abaisser ceux qu'elle avait une fois élevés. Que ce Consulat ne me convenait point par cette raison, & parce que ce Consulat qui n'était d'aucun revenu engageait ceux qui résidaient à Alger à de grandes dépenses, par les fréquents présents qu'il falloir faire aux puissances du pays, & par les secours qu'il fallait donner continuellement aux esclaves, à qui les patrons ne donnaient pas même la nourriture. Je contestai longtemps avec le Ministre ; à la fin il m'écrivit qu'il fallait servir le Roi tantôt en qualité d'évêque, & tantôt en meunier.

Que ceux qui avaient du zèle pour son service ne pouvaient qu'acquérir de la gloire, de quelque manière, & en quelque qualité qu'il les emploie. Que sa Majesté n'examinerait point la qualité qu'elle m'avait donnée, quand il faudrait récompenser les services que je lui aurais rendus en cette occasion. Qu'à son égard j'étais toujours le même, & qu'à celui des barbares je devais considérer ses intérêts plus que les miens, & qu'une des principales raisons était non seulement le service du Roi, mais encore le sien en particulier, parce qu'il était chargé de tous ce détail. Que d'ailleurs les Algériens n'étaient pas accoutumés à voir des gens avec une autre qualité que celle de Consul ; qu'autrement ils prendraient ce prétexte pour me renvoyer après ma première audience, sans peut-être me donner le temps d'exercer le Consulat.
A l'égard du bien qui me manquait, il me fit dire par M. Rouillé Intendant de Provence, que je ne devais m'embarrasser de rien ; que la Compagnie du Bastion me défrayerait entièrement, & qu'il se chargeait envers le Roi de me faire donner une récompense dont j'aurais lieu d'être content. Il fallut me rendre à ces raisons, & accepter le Consulat sur le pied que le Ministre le voulait.

Mon voyage devint public, & causa bien de l'étonnement à ceux qui me savaient pas le secret de l'affaire. On laissa pourtant à mon choix de prendre la qualité d'Agent de Sa Majesté en Afrique.
Le parti de M. Arnaud en fut alarmé. Mademoiselle sa femme qui était dans la Citadelle se déchaîna très fort & très mal à propos contre moi. Pour la faire taire, S'il était possible, je lui fis proposer un accommodement par l'entremise de M. Pierre de S. Jacques, & de M. Gaspary son gendre. Elle les écouta, & donna les mains à tout ce qu'ils feraient, d'autant plus volontiers que M. Arnaud avait témoigné à M. Bougrand nouvellement arrivé du Bastion, qu'il était résolu de s'accommoder à quelque prix que ce fût.
On commença donc à travailler à cette affaire. Les conférences qui se faisaient chez M. de S. Jacques duraient six heures entières tous les deux jours. Mrs. Gaspary & de S. Jacques faisaient pour M. Arnaud, M. de la Font était pour sa Compagnie, & M. Bougrand & moi étions les médiateurs.

Nous fûmes sur ce pied-là plus d'un mois sans rien conclure. Ils étaient si échauffés, qu'ils pensèrent plusieurs fois en venir aux mains. A la fin on demeura d'accord de tous les articles, & la transaction fut dressée & signée chez Monsieur. Dartigues fameux Avocat. Monsieur Arnaud s'obligeait de remettre le Bastion à M. de la Font, & le Sieur Estelle à quitter Alger & à repasser en France. La Compagnie s'obligea à donner douze mille écus à M. Arnaud pour son dédommagement, à obtenir son amnistie en bonne & due forme, & à payer toutes les dettes de l'établissement, & enfin à payer au Sieur Estelle tout ce qui serait dû à Alger & autres lieux de la côte.

L'amnistie de la Cour arriva, Mademoiselle Arnaud & sa fille sortirent de la Citadelle, & le Sieur de la Font n'attendait plus que l'agrément du Dey d'Alger, & la paix que je devais faire en arrivant, pour se rendre au Bastion, & se mettre en possession des Places. Mais M. de la Font alla secrètement chez Boyer Notaire, faire une protestation contre la transaction qu'il avait signée, sous prétexte qu'il avait été violenté, & forcé à faire cet accommodement. Il obtint ensuite de Lettres de Rescision quelque temps après mon départ, qui ne parurent que quand je fus arrivé à Alger, & qu'il y fut arrivé lui-même pour se mettre en possession des deux Places. Cela remit les affaires dans le même état qu'elles étaient auparavant. Comme c'était par les ordres du Roi que cette Compagnie devait me défrayer, il fallut qu'elle me fournit une voiture.

Le Sieur de la Font fréta la Barque du Patron Legier pour me transporter à Alger, & pendant qu'on accommoda ce Bâtiment, j'eus le temps de mettre ordre à mes affaires. Ce que je trouvai de plus difficile, fut de tirer de l'argent de M. de la Font. Il m'en fallait pourtant pour mon équipage, mes provisions & les salaires de mes domestiques, J'en reçus à la fin, & je n'attendais plus que le beau temps pour mettre la voile.
Dans cet intervalle une Barque d'Alger ayant été battue de la tempête, vint mouiller au port de Collioure en Roussillon. Mais comme elle ne put produire aucun passeport du Consul de France à Alger, le Gouverneur supposa qu'elle n'était point d'Alger. Il la fit désarmer, mit l'équipage en prison, & ayant abandonné la barque au milieu de la rade, des armateurs Espagnols y mirent le feu pendant la nuit.

Dès que j'eus appris cet accident, j'écrivis à M. Colbert, qui m'envoya les ordres du Roi pour faire mettre l'équipage en liberté. Je fis porter ces ordres par le Sieur Emmanuel Payen, qui devait venir avec moi à Alger. Il arriva à Collioure, d'où il envoya par mer une partie des Algériens à Marseille, le reste vint par terre avec lui. Je leur fis donner par le corps du Commerce un bâtiment pour les reporter à Alger avec leurs hardes, leurs armes, l'artillerie, & tous les agrès qu'on avait sauvés de leur barque brûlée. On les fournit abondamment de provisions, on les combla de caresses.
Le patron de cette barque était un renégat Génois, il s'en alla chez lui la veille du départ de la barque qu'on leur avait donné. Les Maures qui étaient esclaves se firent Chrétiens, & prirent parti dans la Compagnie d'Infanterie de M. Signoret. Les renégats Français revinrent à l'Église ; de sorte qu'il n'y eut que les Turcs & les Maures naturels qui s'en retournèrent, sans se soucier beaucoup de leurs camarades. Il n'en coûta au corps du commerce que la Barque qu'on leur donna & les provisions de bouche les dépenses qu'on fit pour leur nourriture & pour les malades, qui furent traités à l'Hôpital du S. Esprit, les présents qu'on fit aux principaux d'entre eux.

J'écrivis par eux au Dey, au Pacha, & aux propriétaires de cet armement, & leur mandai que je les verrais au premier jour. Ils partirent fort contents, & nous promirent qu'ils n'oublieraient jamais les bons traitements qu'on leur avait faits, & qu'ils nous donneraient des marques de leur reconnaissance quand l'occasion s'en présenterait.
Je reçus les instructions du Ministre, & celles de la Compagnie du Bastion, & après avoir pris congé de Messieurs les Intendants & de mes amis, je m'embarquai le trente août 1674 & nous mîmes à la voile le lendemain.
Nous eûmes des vents variables, qui à la fin nous obligèrent de relâcher à Bougie, parce que nous vîmes un vaisseau sur notre route dont nous étions bien aises de nous éloigner. Le six Septembre, jour de notre arrivée, j'envoyai le Sieur Payen à terre pour en avertir le Gouverneur, qui envoya aussitôt ses gens à bord pour recevoir les présents accoutumés. Une quantité de Turcs vinrent aussitôt nous rendre visite ; ou pour parler plus juste, vinrent boire & manger chez nous.

Le lendemain matin nous allâmes à terre incognito pour voir la Ville. Nous nous promenâmes partout avec une entière liberté, & j'eus tout le temps nécessaire pour voir sa situation, & ce qu'elle renferme de plus remarquable. J'en rendrai compte dans la description que j'en ferai à la fin de ce journal.

Le huit nous partîmes de Bougie, & nous demeurâmes deux jours bord sur bord à cause des vents contraires. Le dix nous arrivâmes à Alger sur les trois heures après midi. Nous mouillâmes, & saluâmes la Ville, & un peu après le Dey passa auprès de nous dans un petit bateau, accompagné seulement de deux personnes. Nous le saluâmes de cinq coups de canon. M. le Vacher Vicaire apostolique vint me saluer avec Sid Ali, renégat, Janissaire & Trucheman (traducteur ndlr) de notre Nation.
Il me dit de la part du Dey, que j'étais le bien venu, & que je pouvais débarquer avec mon équipage.
Je fis mettre quelques hardes nécessaires dans la chaloupe, où je m'embarquai avec mes gens, M. le Vacher le Trucheman & quelques marchands. La barque me salua de toute son artillerie, & je fus salué de tous les bâtiments Français, Anglais & Livournais, qui, tirèrent chacun cinq coups de canon. J'avais mon épée au côté, ma cane à la main, & un habit assez propre pour être distingué de tous ceux qui m'accompagnaient.
Nous mîmes pied à terre à la porte de la Pescaderie, & ayant traversé la grande rue du marché, nous entrâmes dans le lieu où se tient le Divan de la Milice. Ils l'appellent la maison du Roy, non pas qu'il y ait un Roy, à Alger ; car il n'y a en point mais parce que la milice du grand Seigneur y reçoit sa paye, qu'on y traite les affaires de l'État, & que le Pacha qui représente sa personne, y fait sa résidence.

Nous traversâmes une grande cour où nous ne trouvâmes personne, la Garde étant déjà retirée, & le Dey était encore à la marine. Son gendre appelle Baba Hassan y était assis dans un coin. Je trouvai un homme de fort mauvaise mine, & habillé d'une manière peu convenable à une personne qui était la seconde de l'État, & réellement la première en puissance & en autorité, à cause du grand âge & de la faiblesse du Dey. Je ne l'aurais jamais connu pour ce qu'il était, si le Trucheman ne me l'avait dit, & si je n'eusse pas remarqué les révérences que lui faisaient ceux qui l'approchaient.
Après que je l'eus salué, il ne me donna pas le temps d'écouter mon compliment. Il m'en fit un de fort mauvaise grâce & fort impoli, mais qui convenait à un homme de son caractère, brutal, emporté, & n'ayant que les manières d'un vrai paysan, tel qu'il était. Il se leva sans regarder personne, & se mit dans une colère furieuse contre Sid-Aly le Trucheman, de ce qu'il n'avait fait débarquer sans attendre qu'on eût délibéré avec le Dey si en devait me recevoir, parce qu'il savait que sous prétexte d'exercer le Consulat, on ne m'envoyait que pour favoriser les pernicieux desseins de la compagnie du Bastion contre leur bon ami Arnaud, & pour établir le nommé la Tour qui avait conspiré contre la vie du Dey & la bonne.
Le Trucheman demeura si interdit qu'il ne pût répondre un mot. Je pris la parole, & je lui dis qu'on ne recevait point ainsi les gens qui venaient à Alger de la part du Roy, sous la bonne foi de la paix, & je lui tournai brusquement le dos, appelant mes gens pour m'en retourner à la barque.

Baba Hassan se repentit sur le champ de sa brutalité. Il envoya le Trucheman après moi, & pria M le Vacher de me radoucir & de me mener à la maison Consulaire, & que le lendemain j'aurais audience du Dey.

Nous arrivâmes à la maison Consulaire. J'y fus complimenté de tous les Français, du Consul d'Angleterre, des Pères Mathurins Portugais qui étaient à Alger pour le rachat des Esclaves de toutes sortes de Nations car les Esclaves ont toujours recours au Consul de France, selon les capitulations, parce qu'il est censé Consul de toutes les Nations qui n'en ont point auprès de cette République de Larrons.
J'allai ensuite me reposer dans la chambre qu'on m'avait préparée, où je reçus beaucoup de visites dans lesquelles on parla beaucoup de l'accueil que Baba Hassan m'avait fait. J'appris qu'avant mon arrivée le Sr. Estelle instruit par les lettres de la Demoiselle Arnaud de mon voyage, avait fait entendre au Dey & à son gendre, que pendant mon séjour à Marseille j'avais brouillé les affaires du Sr. Arnaud ; que j'étais entretenu par là Compagnie du Bastion ; que le Consulat qu'on m'avait donné n'était qu'un prétexte que le Roy prenait, pour se servir de moi contre les intérêts de la République, & qu'on ferait fort bien de me renvoyer au lieu de me recevoir.
Ces raisonnements tout défectueux qu'ils étaient avaient engagé le Dey d'écrire au Roy, & de le prier de ne point me donner cette commission, si je devais ouvrir la bouche pour lui parler du Bastion & de sa Compagnie, & que si le Sr. de la Font y venait, il en ferait un exemple, & qu'il l'enverrait pieds & poings liés comme un criminel qui avait attenté à sa vie la dernière fois qu'il était venu dans le Pays.

Le Sr. Estelle vint le même jour me faire ses froids compliments sur mon arrivée. Je les lui rendis de la même manière ; & sans entrer dans aucun détail avec lui ; mais je ne pus m'empêcher de lui dire que si je m'apercevais qu'il me traversât, j'en donnerais avis en Cour, & qu'il pourrait s'en repentir.

Le jour suivant onze Septembre M. le Vacher & le Trucheman s'en allèrent voir le Dey de grand matin, & lui parlèrent assez vigoureusement sur la manière dont son gendre m'avait reçu en arrivant. Ils lui firent connaître que j'étais dans le dessein de me rembarquer, & qu'il en pourrait arriver du désordre, & l'assurèrent que je ne me souciais plus d'avoir audience, après ce qui m'était arrivé le jour précédent.
Le bon homme appelé Agy Mehemed, âgé de plus de quatre-vingts ans, lui répondit que son gendre n'avait été en colère que parce que le trucheman m'avait fait débarquer sans attendre qu'il fut de retour de la Marine ; dans l'intention où il savait qu'il était d'envoyer au devant de moi les officiers du Divan pour me recevoir en cérémonie, & honorer ma personne & mon caractère tout autant qu'il dépendait de lui, & qu'il me priait de le venir voir le plutôt que je pourrais.

Je me mis en marche aussitôt que j'eus reçu cette réponse. J'étais accompagné de M. le Vacher, du Trucheman dont je n'avais pas besoin, de mes domestiques, & de toute la Nation. Je trouvai le Dey dans le Divan avec tous ses Officiers, & Baba Hassan auprès de lui. Après lui avoir fait mon compliment, je lui présentai la Lettre du Roi ; il la prit, & après s'en être fait expliquer les premières lignes où il était parlé de moi, il n'en voulut pas savoir davantage, il la rendit au Trucheman pour la lui garder, & me dit que j'étais le bienvenu, qu'il me reconnaissait, comme le Consul de France, & qu'il aurait pour moi toutes les considérations qu'il devait avoir pour l'emploi que Sa Majesté m'avait donné.

Ce n'est pas la coutume de parler d'affaires à la première audience. Celle-ci se passa toute en civilités réciproques. Baba Hassan voulut encore gronder le Trucheman, & rejeter sur lui son emportement du jour précédent, je pris la parole & lui en fis quelques petits reproches. Il m'en fit des excuses en riant, & nous nous séparâmes bons amis.
J'allai rendre visite le même jour à Ismaël Pacha, que j'avais connu autrefois à Seïde dans le temps qu'il en était Gouverneur de la cour du Divan, nous entrâmes chez lui par un vestibule qui nous conduisit à l'entrée d'un petit jardin où était sa chambre. Le Pacha faisait alors sa prière, & son Kiahia qui m'était venu recevoir me fit asseoir dans un grand fauteuil de velours cramoisi pour l'attendre.

Il vint quelque temps après, m'embrassa, & me donna mille témoignages de son amitié. Le Trucheman qui était venu avec moi, & dont je n'avais que faire, me demanda permission de se retirer, je le lui permis aisément nous demeurâmes donc tête à tête, & pendant une conversation de deux heures, il me conta les chagrins qu'il avait reçus de la Milice d'Alger depuis qu'il était Pacha. Il me disposa par ce récit à ce que je devais attendre de cette Milice dans les affaires que je devais faire. A la fin il fit servir le café, le sorbet & le parfum à la manière du Levant.
Le Dey ne fait cette honnêteté que quand il est dans sa maison particulière. On n'en sert jamais au Divan.

Le douze, je fis débarquer mes hardes, & je passai toute la journée & le lendemain à m'établir dans la maison Consulaire, d'où je ne voulus pas faire retirer M. le Vacher, & ma politesse fut cause que je n'eus qu'une seule chambre & un cabinet pour moi, & la moitié d'un magasin pour mes domestiques.

Le quatorze, le Sieur Estelle vint me proposer des moyens pour mettre le Sieur de la Font en possession du Bastion, & l'y établir à la place du Sieur Arnaud ; mais je connaissais trop cet homme pour m'ouvrir avec lui ; je lui dis pour toute réponse, que je ne me mêlais point de ses affaires-là.

Le quinze, j'envoyai mes présents au Pacha, au Dey, & à Baba Hassan. Ils consistaient en draps de Hollande couleur de feu, en brocards de soie, & en boites de confitures, qui valaient chacun environ deux cents piastres. Outre cela j'envoyai une veste couleur de Feu au Kiahia du Pacha. Tous ces présents furent bien reçus ; mais comme le Dey & Baba Hassan voulaient être distingués du Pacha, & avoir leur présent en argent, ce qui est contraire à la coutume, ils me renvoyèrent le même jour les draps & les brocards, disant que cette couleur n'était pas à leur usage, qu'ils ne me demandaient rien, & que les confitures suffisaient pour régaler leurs petits enfants. Je leur fis offrir d'autres étoffes, ils me remercièrent, en disant qu'ils me parleraient de cela dans une autre occasion.

Un des domestiques du Dey, à qui j'avais fait une gratification, vint m'avertir que le Sieur Estelle voulant me rendre désagréable au Dey, l'avait dégoûté de mes présents, en lui disant que selon les apparences, je ne venais pas de la part du Roy, puisque je lui faisais un présent si médiocre ; que je n'étais qu'un homme que la Compagnie du Bastion avait supposé pour en chasser le Sieur Arnaud. Le Dey & son gendre le crurent, & m'envoyèrent le Trucheman me faire défendre de me mêler de ces affaires, parce qu'ils ne voulaient rien avoir à démêler avec leur ennemi irréconciliable le Sieur de la Font.
Je leur envoyai dire que je ne m'en mêlerais jamais de mon chef mais que si le Roy me l'ordonnait, je serais obligé de lui obéir.

Le 16 Septembre, Le Dey m'envoya chercher, pour se plaindre de ce qu'on avait retenu quelques Turcs à Marseille. Je lui dis ce qui en était, parce que ces Turcs étaient arrivés quelques jours avant mon départ. Je lui dis que le Capitaine Mathieu Fabre, venant de Constantinople avec son vaisseau, aperçût une chaloupe dans le Canal entre la Sicile & Malte, qu'il l'alla reconnaître, & qu'il y trouva dix Turcs qui s'étaient échappés des galères de Naples, & qui allaient vers Tripoli, ils n'avaient ni pain ni eau. Il les mit des son bord & les conduisit à Marseille. Je lui dis que je les avais été voir dès que je sus leur arrivée ; que j'en avait trouvé quatre d'Alger, quatre de Tunis & deux de Constantinople ; que j'avais représenté à l'Intendant que nous avions la paix avec tous ces gens-là, & que nous ne pouvions pas les retenir sans qu'il arrivât du désordre, mais que je n'avais pu empêcher qu'on ne les mît aux galères ; mais qu'après avoir vérifié leurs noms sur les registres de leurs chambres, j'écrirais à M. Colbert pour avoir leur liberté. Après cela, je représentai au Dey que j'avais été surpris qu'il m'eût renvoyé mes présents après les avoir reçus que je voyais bien par là qu'on me rendais de mauvais offices auprès de lui, & qu'on lui voulait persuader que j'étais d'intelligence avec des gens qu'il croyait être ses ennemis, ce qui n'était point.

Le Dey me répondit qu'il était maître du Bastion ; qu'il le donnerait à qui bon lui semblerait ; qu'il était content du Sieur Arnaud, parce qu'il avait de l'amitié pour lui, & qu'il lui tenait parole sur tout ce qu'il lui avait promis ; qu'il n'y souffrirait jamais le Sieur de la Font, à cause de sa conspiration, & que je ne devais me mêler que des choses qui regardaient ma Charge, si je voulais bien vivre avec eux. Il me demanda ensuite si j'avais autre chose à lui dire. Je lui répondis qu'après le Traité qu'ils avaient fait avec M. le Duc de Beaufort, & depuis confirmé avec M, le Marquis de Marcel, j'étais surpris de trouver à Alger une quantité de Français qu'on avait fait esclaves contre la bonne foi de la paix. Je le priai de se souvenir, que dans la Lettre quel je lui avais donnée de la part de Sa Majesté, elle entendait que non seulement ses sujets pris de cette manière, fussent mis en liberté ; mais qu'elle voulait encore que tout ce qu'on leur aurait enlevé leur fût rendu conformément aux traités.

Je lui dis que le Roy avait fait rendre une barque que les Espagnols avaient brûlée devant Collioure, et que leur ayant donné cet exemple de notre justice & de notre bonne foi, ils devaient nous imiter, & concourir aux bonnes intentions de Sa Majesté pour l'entretien de la paix, je le priai de me dire son sentiment là-dessus, afin que je le fisse savoir à la Cour.

Il me répondit que les corsaires d'Alger n'avaient garde de toucher aux bâtiments Français, attendu les défenses qu'on leur avait faites ; mais que les Français servaient leurs ennemis, & leur faisaient la guerre sous leur Bannière ; qu'ils avaient déjà déclaré au Roy, que leur intention était de prendre indifféremment tous les Français qu'ils trouveraient avec des Nations leurs ennemies ; qu'il en écrirait, encore une fois au Roy, à condition que la réponse ne serait pas si longtemps à venir que les autres fois, & qu'il ne tiendrait qu'à Sa Majesté que la paix ne fût ou rompue ou entretenue.

Je trouvai cette réponse bien fière, & bien peu respectueuse pour un aussi grand Monarque que le nôtre. Cela m'obligea de lui dire que cette résolution était d'une grande conséquence, & que les suites en pourraient être fâcheuses ; qu'il fallait nécessairement distinguer ceux qui doivent être Esclaves d'avec ceux qui ne le doivent pas être ; que le Roy s'expliquerait sur cette généralité ; mais que je pouvais lui dire de mon chef, qu'il ne devait pas être défendu aux Français de naviguer dans les bâtiments de leurs amis partout où ils voudraient, pourvu qu'ils ne fussent point à leur solde & simples passagers, & qu'ils se fussent laissé prendre sans résistance, ce qui n'était pas leur faire la guerre. J'ajoutai qu'étant le maître du pays, il était de son honneur de concourir à la tranquillité de son Peuple, & d'éviter les malheurs que ces fortes de captures pourraient attirer à sa Nation, devant être persuadé de la justice du Roy, & se conformer par conséquent à la déclaration qu'il lui ferait de ses intentions.

Le Dey s'étant levé pour s'en retourner chez-lui, me dit à l'oreille en passant auprès de moi : Je devrais bien être le maître, mais je ne le suis pas.
Baba Hassan prit la parole, & me dit d'un ton insolent : Après que nous aurons reçu la réponse de la Lettre que nous voulons écrire au Roy votre maître, nous feront assembler le Conseil de la Milice, & alors nous délibérerons de la paix ou de la guerre. Ainsi finit cette audience pendant laquelle nous avions contesté près de deux heures.
Le 18 Septembre, j'allai demander au Dey la liberté des quatre passagers Français, que ses corsaires avaient pris sur un vaisseau Portugais, comme il me l'avait promis quelques jours auparavant. Je lui offris même une gratification pour lui & pour ses soldats. Il me dit que les choses étaient changées, qu'il n'osait le faire de crainte que la Milice ne s'en formalisât ; mais qu'ils ne seraient point vendus, qu'ils demeureraient en dépôt dans le bagne de la Douane jusqu'à la réponse de Sa Majesté.

Il me signifia ensuite, que le Divan avait délibéré de faire esclaves, non seulement tous les Français qu'ils trouveraient sur les vaisseaux ennemis ; mais qu'ils prendraient encore tous les étrangers qui passeraient sur les vaisseaux Français excédant le nombre de trois, qu'ils voudraient bien considérer comme un marchand, un commis, & un valet, parce que leurs ennemis prenaient un Français dans leurs bords, quand ils en trouvaient, supposant qu'on le faisait passer pour le Capitaine, en mettant un pavillon de France pour éviter d'être pris. Je savais déjà que cette résolution, parce que j'avais gagné trois Turcs qui avaient entrée au Divan, & qui m'avertissaient en secret de tout ce qui s'y passait.

Le Dey me dit encore que les Espagnols abusant du pavillon du Roy, avaient pris des Maures qu'ils avaient été vendre à Oran. C'est ajouta ce barbare, une chose inconcevable, on trouve des Français partout, je crois que si on levait un caillou dans la campagne, on y trouverait un Français dessous.

Je lui répondis que nous trouvions de ses sujets de tous côtés, & qu'ils prenaient les Français sous la Bannière de Salé. Il me dit qu'en ce cas il nous était permis de les mettre aux Galères ; que nous pouvions en prendre tant que nous pourrions ; qu'il ne le trouverait pas mauvais, & qu'il ne le trouverait pas mauvais, & qu'il le ferait savoir à sa Majesté ; mais que pour faire cesser tout ce qui pourrait troubler la paix, il souhaitait que je priasse bien fort le Roy de défendre tous ses sujets de se mettre sur les bâtiments de leurs ennemis, puisque nous ne manquions pas en France de vaisseaux, pour aller partout où nous voulions.

Le 21 on reçût nouvelle du Bastion, que le Sieur Arnaud y était mort le dix du mois précèdent. Le Sieur Estelle vint me le dire, & me demanda mon sentiment sur ce qu'il y avait à faire pour la conservation de ce commerce, je lui répondis que le Dey m'avait défendu de m'en mêler ; mais que s'il m'en parlait le premier, je verrais ce que j'aurais à lui répondre.

Je fus bien aise de trouver cette occasion pour mortifier le Sieur Estelle pour les embarras qu'il m'avait causés depuis mon arrivée. Je considérai encore que j'avancerais moins, si je témoignais de l'empressement, que si je marquais de l'indifférence.
Le Sieur Estelle étant allé porter cette nouvelle à Baba Hassan, parce que le Dey était absent : Celui-ci me dit, qu'il fallait faire venir à Alger l'aîné des enfants du défunt, & qu'on l'investirait à la place de son père, ou qu'on l'y mettrait lui-même. Estelle répondit qu'ils n'avaient pas assez de bien l'un & l'autre, ni assez d'expérience pour se charger de ce fardeau. Le Trucheman qui avait accompagné le Sieur Estelle, vint me rendre compte de ce qui s'était passé à cette Audience. Je le renvoyai représenter au Dey, que le Sieur de la Font était connu pour un honnête homme dans toute la France ; que j'étais bien fâché de voir cet établissement à la veille d'être perdu par les impressions malignes que ses ennemis avaient données de lui ; que s'il était une fois abandonné, il n'y aurait plus personne en France qui osât entreprendre ce commerce, & qu'il y avait de la justice à le donner au Sieur de la Font, après les dépenses que lui & sa Compagnie y avaient faites.

Je sortis ensuite, & j'allai trouver un des principaux officiers du Divan. Je le priai de voir le Dey pendant la nuit, & de lui représenter, comme de son chef, toutes mes raisons dont je l'instruisis, avec promesse, si l'affaire réussissait, d'une récompense proportionnée au service que j'attendais de lui. Il m'assura qu'il y allait travailler.
Le 22 le Dey m'envoya prier de venir au Divan, & me demanda ce que je croyais qu'il fallait faire du Bastion, puisque Arnaud était mort. Je lui répondis qu'il était le maître du Bastion comme il me l'avait dit plusieurs fois, & qu'il en pouvait faire tout ce qu'il voudrait. Il me demanda si je ne connaissais pas quelqu'un à Marseille qui pût entreprendre ce commerce. Je lui dis qu'il n'y avait point de particulier assez riche pour cela, & que personne n'y songerait dès que la Compagnie l'aurait abandonné.
Le Dey répliqua qu'au défaut des Français, il y avait assez de gens à Gènes qui s'empresseraient à faire ce commerce, & qu'il était résolu de le leur donner. Je répondis à cela que ce commerce était, depuis très longtemps entre les mains des Français ; que c'étaient eux qui l'avaient établi ; qu'ils avaient fait des dépenses immenses pour mettre les Forts du Bastion & de la Calle en l'état où ils étaient qu'il n'avait été rétabli qu'en considération d'une paix, dont il semble être le lien, & que j'aurais peine à croire qu'il pensât rétablir dans ces postes des gens qui n'ont jamais, été amis de la République.

Le bon homme après avoir rêvé quelque temps me dit, qu'il était de la justice de le laisser à la Compagnie Française ; mais qu'il ne pouvait se résoudre à y placer un homme qui avait attenté à sa vie, en promettant vingt mille piastres au Bey de Constantine, pour le faire mourir avec son gendre, & qu'il me le prouverait en me montrant les originaux des Lettres que la Font avait écrites à ce Bey.
Je lui répartis que dans le poste où Dieu l'avait élevé, il devait rendre la même justice aux étrangers qu'il voulait que l'on rendît à ses sujets. Qu'il fallait entendre les parties avant de les condamner. Que le Roy n'aurait pas accordé sa protection au Sieur de la Font s'il l'avait crû capable d'une semblable lâcheté, & de la perfidie dont il était accusé, & qu'après que la Compagnie du Sieur de la Font avait dépensé près de cent mille écus pour l'établissement de ce commerce, il y aurait de l'injustice à l'empêcher de revenir à son fond, & d'en retirer quelque profit.

J'ajoutai que selon la Transaction qui avait été passée à Marseille, le Sieur de la Font & ses associés s'étaient chargés de toutes les dettes & de toutes les dépenses, outre les douze mille écus dont ils étaient convenus pour le dédommagement du feu Sieur Arnaud, & qu'il exposerait sa famille à les perdre, s'il faisait passer le Bastion & son commerce en d'autres mains qu'en celles de la Compagnie, & qu'enfin les redevances qu'Alger en tire étaient assez considérables pour le faire penser sérieusement à la conservation de ce commerce.

Le Dey m'interrompit, & me dit que quand le Bastion avait été abandonné, la milice n'avait pas laissé d'être payée, & qu'il lui paraissait que j'étais un bon ami du Sieur de la Font. Je lui dis que les membres de cette Compagnie étant Français, & moi le Consul de la Nation, le devoir de ma charge m'obligeait de prendre soin de leurs intérêts, que le Roi m'avait recommandé très expressément.

Le Dey me pressa encore de lui dire mon sentiment sur ce qu'il devait faire pour la satisfaction des deux parties & pour la sienne. Je le priai de considérer que le Bastion ne pouvait subsister qu'entre les mains de la Compagnie du Sieur de la Font. Que si on l'abandonnait, les enfants du feu Sieur Arnaud perdraient les douze mille écus de la transaction, & seraient punis comme étant cause de la perte de ce commerce, & qu'on se pourvoirait contre eux pour les dommages & intérêts. Je lui dis ensuite, que si le Sieur de la Font avait pu lui parler la dernière fois qu'il était venu à Alger, il n'aurait pas eu de peine à se laver de cette fausse accusation ; mais qu'il n'avait osé débarquer, pour ne pas s'exposer aux premiers mouvements de Baba Hassan, qui ne le menaçait de rien moins que de la mort. Après, que le Dey m'eut écouté avec beaucoup d'attention, il me dit ces paroles. Eh bien, puisqu'il faut pardonner & rétablir les affaires, écrivez, lui de ma part qu'il vienne. Que l'accusation soit vraie ou fausse, le passé est le passé, j'oublie tout cela, & je vous en donne ma parole qu'il ne lui arrivera rien, ni en sa personne, ni en ses biens. Dépêchez incessamment la barque du Patron Ligier pour le faire venir, & pour porter en France la Lettre que j'écrirai au Roy sur les affaires présentes.

Cette affaire ayant été ainsi terminée, le Dey me retint encore pour me parler d'autres affaires qui n'étaient pas moins importantes. Après les avoir expédiées, il me chargea d'écrire à la Cour que quand les vaisseaux du Roi voudraient toucher à Alger, ils seraient les bienvenus, & qu'on ne leur refuserait rien de tout ce qu'ils pourraient avoir besoin ; mais que s'ils recevaient les esclaves qui se sauveraient chez eux à la nage ou autrement, on les ferait payer au Consul dès le lendemain de leur départ.
Il me parla ensuite de dix Turcs que le Capitaine Fabre avait conduits à Marseille, & me dit que ses sujets se sauvant des mains des Espagnols, & allant se réfugier en France sous la bonne foi de la paix, on ne devait pas les mettre aux galères ; mais leur donner toute sorte d'assistance tant par mer que par terre. Je lui dis que cela était vrai ; mais qu'il ne prenait pas garde qu'il devait la même justice aux Français, & qu'il ne la leur rendait pas, puisqu'il avait permis que l'on vendît comme esclaves ceux qui sortant des prisons de leurs ennemis, & ne trouvant pas de bâtiments Français, s'étaient embarqués sur les premiers Vaisseaux qu'ils avaient trouvés pour s'en retourner chez eux, & qui avaient été pris par Ces corsaires & vendus avec sa permission. Cette réponse dont il sentit toute la force le piqua au vif. Il feignit une affaire, & en se levant il me remit au jour suivant pour la décider.

Le 23 Septembre, Baba Hasan m'envoya chercher, & me remit trois Lettres pour le Roi. Elles étaient écrites en Turc. Elles étaient de la part du Pacha, du Dey & de la Milice toutes trois de même teneur. Il me dit avec sa grossièreté ordinaire que j'écrivisse selon leurs intentions, & que j'en fisse venir la réponse au plutôt, puisque j'expédiais exprès une barque pour les porter. Il me déclara en même temps, que si la réponse, ne venait pas dans un temps raisonnable qui devait être court, vu le peu de distance qu'il y a de Marseille à Alger, je n'aurais qu'à me retirer en France.
J'eus une autre prise avec ce brutal, sur ce qu'il ne voulait pas que son Secrétaire donnât la qualité de Padischali, qui veut dire Empereur du Roi. Il prétendait que leur conscience & leur Loi ne leur permettaient pas de donner cette qualité, aux Princes Chrétiens ; & je lui fi s voir que le Grand Seigneur la donnait au Roi de France. A la fin je l'emportai après une longue contestation, & je ne voulais point recevoir les Lettres, à moins qu'elles ne fussent dans des bourses, de satin. Il fallut y venir, & les trois Lettres furent mises dans des bourses de satin blanc avec les qualités convenables. En voici la teneur.


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Mis en ligne le 11 janvier 2012

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