L'exploration scientifique de l'Algérie. (1839-1842)

L'expédition de Morée représente pour Bory Saint-Vincent la consécration tardive, mais éclatante, à laquelle il aspirait depuis plusieurs années. Dès son retour en France, il est élu membre de l'Académie des Sciences et le nouveau ministre de la Guerre, le maréchal Soult, le nomme chef du Bureau historique du ministère. Cette situation stable satisfait sa vanité, résoud ses problèmes d'argent et lui permet de préparer paisiblement, grâce à la protection de Guizot, ministre de l'Instruction publique, la publication des gros folios de l'Expédition scientifique de Morée. Il donne aussi une relation personnelle de son voyage (1836), dans laquelle il dresse une sorte de bilan :

" Ce serait peut-être ici le lieu d'examiner comment la commission scientifique se trouva, dès le début de ses opérations, en partie désorganisée par l'esprit d'insubordination ou l'orgueil de quelques-uns et par l'incapacité de quelques autres ; le gouvernement pourrait trouver, dans mes réflexions à ce sujet, quelques bons avis pour la composition des expéditions exploratrices qu'il sentira la nécessité d'ordonner probablement encore,.. "
C'est une offre de services à peine déguisée pour de futures missions que Bory, par son expérience, se croit apte à diriger.

Deux ans plus tard, il récidive et, ayant appris que le gouvernement se préparait à lancer une grande enquête en Algérie, il " bombarde " son ministre d'une Note sur la Commission exploratrice et scientifique d'Algérie (16 octobre 1838). La nécessité d'une meilleure connaissance du pays se faisait sentir depuis 1830. Les Français avaient débarqué dans un pays sur lequel on se faisait les idées les plus fantaisistes : l'Algérie était présentée par certains comme un " rocher sans ressources " peuplé de bêtes féroces, par d'autres comme un vert bocage où gambadaient zèbres, gazelles et chameaux. Il avait fallu exhumer à la hâte de vieilles relations de voyages datant du XVIIe siècle ou de l'Empire. Pourtant, dès 1830, les ingénieurs-géographes sont au travail, mais la malheureuse expédition sur Constantine (novembre 1836) montre encore une inquiétante méconnaissance du terrain et des conditions climatiques. D'où l'idée d'une exploration systématique de l'Algérie dont le but principal serait, selon Bory, de " réunir complètement et dans le moins de temps possible ce qui peut contribuer à faire bien connaître une contrée ".

JDans cette perspective " pluridisciplinaire ", " la géographie est ce qu'il est le plus essentiel de connaître ", Bory entendant par " géographie " la connaissance du terrain, c'est-à-dire la géodésie et la topographie. A cet effet, les membres de la " brigade topographique " installés en Algérie depuis 1830 poursuivront activement leurs relevés (1). Ensuite, les diverses disciplines trouveront leur place : les sciences naturelles, c'est-à-dire l'établissement d'une " collection complète des productions des trois règnes " ; l'architecture et la sculpture, c'est-à-dire l'étude des monuments anciens, des inscriptions, des monnaies... ; la linguistique ; la statistique ; l'agriculture ; la physique et en particulier la météorologie. Pratiquement, Bory regroupe ces diverses branches en trois sections (non comprise celle de " géographie " qui conserve son autonomie) qui, curieusement, n'ont plus une base thématique mais territoriale :

1. La Section maritime ou du littoral composée de botanistes, de zoologistes, de météorologistes, de dessinateurs et de préparateurs.
2. La Section territoriale ou de l'intérieur, composée de la même façon, pourra être basée à Constantine et suivra les colonnes mobiles.
3. La Section nomade, plus complète, aura un zoologiste, un botaniste-agriculteur, un géologue, un " antiquaire ", un peintre-dessinateur de paysage, un dessinateur adjoint " pour l'étude de l'homme, apte à saisir les traits de tous les individus indigènes ". Ces savants suivront tous les mouvements de troupes et feront " marcher la science sous l'égide de la guerre ".

Aux diverses sections seront adjoints des interprètes et surtout des médecins chargés de se concilier les bonnes grâces des populations car c'est " à l'aide de la médecine... que le voyageur peut tenter de cheminer à travers les peuples de l'Afrique ".

Pour le choix du personnel scientifique, Bory tire les conséquences de son expérience grecque. Les savants seront recrutés " autant que possible parmi les officiers de l'armée... J'ai été moi-même témoin, en Morée, du zèle couronné de succès, avec lequel les officiers de la ligne et du corps médical s'occupaient d'histoire naturelle, de physique, d'antiquité ". Trois raisons militent en faveur de cette option :

1. Les membres de la commission peuvent être exposés " à courir des dangers de guerre ", auxquels on ne peut exposer des civils. 2. Le gouvernement fera des économies puisqu'il n'aura à payer que quelques suppléments de solde et quelques indemnités. 3. Enfin et surtout : l'obéissance et la discipline seront garanties. D'ailleurs, la Marine dans les voyages scientifiques qu'elle organise ne recrute-t-elle pas essentiellement parmi son propre personnel (2) ? Ces sages précautions permettront d'éliminer les candidats " incapables et infidèles ", les parasites " puissamment protégés " et une " multitude de prétendants désireux de voir du pays sans bourse délier ".

Pour terminer, Bory fixe des délais stricts :
" Je pense qu'en deux ans la région septentrionale du continent africain, entre le grand désert du Sahara, l'empire de Maroc, la Méditerranée et le voisinage des Syrtes, peut être suffisamment explorée. " Et deux ou trois années supplémentaires devront suffire, à Paris, pour mettre au net et publier les résultats, sorte d'encyclopédie algérienne qui profitera non seulement à la France, mais à " l'universalité du monde savant ".

En fait, rien ne se passe comme l'avait imaginé Bory : il est bien désigné en 1839 comme directeur de la Commission exploratrice d'Algérie, mais il doit se contenter d'un personnel très hétérogène.
Parmi la vingtaine de membres nommés en août 1839 se trouvent, à part à peu près égale, militaires et civils. Au nombre des premiers, quelques " rescapés " de Morée comme le capitaine Baccuet, peintre de paysage, ou le géologue Puillon de Boblaye qui servira de conseiller.
S'y ajoutent l'infatigable capitaine Carette, secrétaire de la Commission et le capitaine Pellissier de Reynaud qui quittera l'armée pour la diplomatie. La plupart de ces militaires, notons-le, sont de bons arabisants et se sont fait connaître comme officiers des bureaux arabes. Parmi les civils (à 500 F de traitement par mois), on remarque le Dr Périer, spécialiste d'hygiène coloniale, les naturalistes Fournel, Ravergie et Renou, l'archéologue Ravoisié, ancien de Morée, et surtout les érudits Berbrugger et Warnier. Léon Berbrugger (1801-1869), secrétaire du maréchal Clauzel, est le fondateur de la Bibliothèque et du Musée d'Alger ; il peut être considéré comme le premier historien et le premier archéologue de la " Régence ". Auguste Warnier (1810-1875), tour à tour médecin, diplomate, savant, homme politique, a été surnommé par ses contemporains le " dictionnaire vivant de l'Algérie ". " Grand et gros homme, nous dit M. Emerit, la tignasse hirsute, autoritaire, indiscret, mais un cœur excellent. Bourreau de travail, nul ne connaissait comme lui la population indigène " (3). Warnier comme Berbrugger (ancien du phalanstère de Ménilmontant) ont été très marqués par la doctrine saint-simonienne. Ils sont d'ailleurs arrivés en Algérie " dans les bagages " du membre de la Commission le plus encombrant et le moins efficace, Prosper Enfantin.
Après un long séjour en Egypte (1833-1837) au cours duquel il avait proposé en vain à Méhémet-Ali de faire creuser le canal de Suez, le " Père " Enfantin s'était acquis une certaine réputation d'expert en affaires orientales et musulmanes. Rentré en France, il ne tarde pas à indisposer le gouvernement de Louis-Philippe qui, au lieu de le mettre en prison, comme en 1832, l'expédie sur l'autre rive de la Méditerranée... au traitement de 500 F par mois. M. Enfantin, dit le décret du 18 août 1839, " s'occupera de travaux concernant l'ethno graphie, les mœurs et les institutions. Il se rendra le 20 novembre à Toulon pour se joindre à ses confrères ". Attiré par un traitement plus qu'honorable, Enfantin accepte la mission, bien qu'il n'ait que mépris pour ces commissions composées " d'enregistreurs de vieux faits, de collectionneurs de médailles, de physiciens et d'astronomes ".
Et pour ne pas se mêler au troupeau, il embarquera seulement le 24 décembre.

A Alger, tout le monde se regroupe sous la houlette du colonel Bory de Saint-Vincent, dont M. Emerit trace un portrait plaisant, à la limite de la caricature :
" C'est un vieux brave qui traite les savants placés sous ses ordres comme de petits garçons. Pas mauvais homme au fond. Il est jovial et cherche surtout à passer agréablement son temps. Il joue aux dominos et fait la roue autour des dames. Désordonné et d'une culture rudimentaire, il s'est fait une réputation de savant en utilisant les œuvres de ses collaborateurs. Il est passé maître dans l'art de les orner de gravures et de les présenter avec une profusion de phrases vides de sens. C'est ainsi qu'un ouvrage sur la Morée lui a valu un fauteuil à l'Institut. Il espère bien user des mêmes procédés avec ses " bons enfants " de la commission scientifique de l'Algérie. C'est pourquoi il propose la rédaction d'un ouvrage collectif. Mais le Père Enfantin trouve le moyen de faire échouer la combinaison du colonel " (4).
Entre les deux hommes, le conflit était inévitable :
Enfantin rejette toute discipline et refuse de se plier aux contraintes du travail collectif. Il voit les choses de très haut, rêve de fonder un Institut d'Afrique (sur le modèle de l'Institut d'Egypte de Bonaparte) et d'instituer en Algérie une expérience de colonisation " socialiste ". Il s'occupe de tout, mais jamais d'ethnographie, écrit aux journaux de la Métropole pour tout critiquer, et se fait rappeler à l'ordre à la fois par le ministère et par le brave Bory. Enfin, il achève de se singulariser :
" par son costume bourgeois qu'il s'obstine à garder, tandis que les autres membres de la Commission ont adopté une vague tenue militaire, chacun pouvant s'affubler d'un " uniforme " à sa fantaisie ". Le port de l'" uniforme " permet aux civils de n'avoir point de complexes vis-à-vis des militaires, et d'adopter une allure martiale face aux indigènes.
Bref, Enfantin représente le type parfait de ce que Bory redoutait par-dessus tout, le " pistonné ". Il a réussi à saper l'autorité du colonel, mais son influence est loin d'avoir été entièrement négative.
Doté d'un incontestable magnétisme personnel, Enfantin a insufflé à la plupart des membres un certain esprit saint-simonien qui transparaîtra dans les meilleures œuvres : souci des applications pratiques de la science et de son utilité sociale, ouverture vers l'avenir, sens de la fraternité entre les hommes, volonté de réconcilier l'islam et le christianisme.

Civils et militaires, topographes, naturalistes, linguistes ou archéologues... se dispersent dans les premiers mois de l'année 1840 : ainsi le géologue Renou est-il à Constantine dès mars 1840. Les conditions de travail sont difficiles : chemins épouvantables, températures extrêmes, fièvres et surtout insécurité permanente. En dehors des quelques régions " pacifiées ", les savants ne se déplacent que sous la protection des colonnes militaires. Pour le trajet Blida-Médéa, par exemple, Renou précise :

" Les observations... ont été recueillies au printemps de l'année 1841 pendant quatre voyages de Blida à Médéa et retour et dans les circonstances les plus difficiles, alors que nos convois de ravitaillement éprouvaient la plus vive résistance de la part des Arabes ; aussi ne comprennent elles que le chemin suivi par l'armée. "

Et Carette déclare en 1844 :
" II ne faut pas perdre de vue que cet ouvrage... fut écrit au commencement de 1843 à une époque où la résistance de l'émir (Abd-el-Kader) attirait encore sur quelques parties de nos possessions les rigueurs d'une lutte sanglante. "
Pour les régions du Sud, pour les massifs non pacifiés (Kabylie, Aurès...), on doit se contenter d'informations fournies par les indigènes et souvent peu sûres. A ce travail de géographie " critique " ou " par renseignement " excellent Carette et les officiers des bureaux arabes.

Fin 1842 début 1843, alors que Bugeaud est toujours proconsul, les travaux sur le terrain s'achèvent et les membres de la Commission se dispersent : les officiers rejoignent leurs corps, la plupart des civils regagnent la France (Enfantin est rentré dès octobre 1841...), Berbrugger se fixe à Alger, Renou et Warnier sont envoyés en mission au Maroc, Pellissier de Reynaud est nommé consul de France à Sousse et il poursuit ses investigations scientifiques en Tunisie. En 1844, paraissent les premiers volumes de l'Exploration scientifique de l'Algérie. Sur ce point, au moins, Bory de Saint-Vincent peut être satisfait :
dans l'espace de quatre ou cinq ans les résultats de la section des Sciences historiques et géographiques seront publiés.

En Algérie, le mariage entre la géologie et la géographie va-t-il se réaliser avec le même bonheur ?
Rappelons d'abord que les conditions de travail sont assez différentes :
le pays est très vaste, incomplètement pacifié, les travaux géodésiques et topographiques systématiques ne commenceront guère avant 1859. Pour l'ensemble de l'Algérie, civils et militaires ne disposent que d'une carte provisoire au 1/400000 datant de 1834 et de la carte de Lapie (1838), guère plus satisfaisante. La liaison entre géographie et géologie est assurée par un civil, Emilien Renou, qui est le " Puillon-Boblaye " de l'expédition d'Alger et qui s'est sûrement inspiré des conceptions de son prédécesseur. N'écrit-il pas en introduction de sa Géologie de l'Algérie :

" A une description géologique proprement dite, se rattachent intime ment d'autres descriptions : ce sont principalement les notions de géographie physique, propres à donner une idée générale du pays. "
A l'exemple de Puillon de Boblaye et de Virlet en Grèce, Renou s'efforce de retrouver en Afrique du Nord les principaux systèmes de montagnes pressentis par Elie de Beaumont :
" Avant notre conquête de l'Algérie... avant qu'on eût acquis aucune notion sur les terrains qui s'y rencontrent, M. Elie de Beaumont avait rapproché les chaînes qui traversent cette contrée des trois principaux axes de dislocation de l'Europe méridionale. Ces prévisions trouvent une confirmation pleine et entière dans mes observations... Le système le plus ancien qui se remarque en Algérie est celui des Pyrénées... mais partout aussi il est plus ou moins masqué par des soulèvements plus récents. La contrée où il se dessine le plus nettement est la province de Constantine... Dans la province d'Oran, aucune direction ne se rapporte à ce système qu'on rencontre néanmoins dans le Ouanseris... Un système presque perpendiculaire à celui qui précède se montre dans quelques parties de l'Algérie : c'est celui des Alpes occidentales... qui fait entre Marseille et Zurich un angle de 26 degrés avec le méridien... ". Enfin, " un soulèvement beaucoup plus important... est celui des grandes Alpes dirigé E 17° à 18° N : c'est celui qui traverse les trois Etats de Maroc, Alger et Tunis... ".

On le suit depuis l'Atlas marocain jusqu'aux chaînes tunisiennes en passant par le Djebel-Amour. Cette direction majeure ne représente, d'ailleurs, qu'un secteur d'un axe de dislocation plus considérable qui va du pic de Ténériffe à l'Etna.

Pour rendre compte des altitudes, Renou se livre à une curieuse arithmétique orographique : " Dans l'ensemble des observations en Algérie, on peut déduire que le soulèvement des Pyrénées doit avoir produit des hauteurs de 1 200 m ; celui des Alpes occidentales des hauteurs de 6 à 800 m ; celui des grandes Alpes des hauteurs de 1200 m. Il en résulte que, dans les croisements, les hauteurs atteindraient à peu près la même somme de ces deux chaînes. 1 200 m est en Algérie une hauteur des plus habituelles ; les sommets atteignent au Djerdjera 2 126 m et dans l'Aourès 2 312 m. "
Cette structure explique que
" l'Algérie considérée isolément... consiste dans l'assemblage de plusieurs chaînes parallèles au rivage de la mer, c'est-à-dire dirigées ene, coupées dans leur partie orientale par d'autres chaînes dirigées ese ".
D'où une Algérie occidentale " où les accidents du sol sont très simples et soumis presque tous à la même direction; l'autre, orientale, présentant de fréquents croisements et devant offrir, par cela même, les points les plus élevés ". C'est ainsi que " l'Aourès... qui atteint 2 312 m au Chellia est la plus haute cime de l'Algérie ". Les autres massifs demeurent mal connus, ainsi le Djerdjera visible d'Alger ou le Grand Babour qui domine Bougie.
" Je ne connais pas encore la hauteur du Ouanseris dont le nom a été défiguré de tant de manières (Ouersenis, Ouarensenis, Ouarenseris...). Cette montagne est facile à voir de Médéa à la distance de 100 km. J'ai vu plusieurs fois le Ouanseris en janvier 1842 : il était tout blanc de neige et ne s'apercevait qu'à la faveur... de la grande pureté de l'air. "
Ces diverses montagnes ont des formes et des pentes variées :
" L'Aourès semble présenter en général des pentes faibles ; c'est du moins l'effet qu'il produit vu des plaines du nord. Le Djerdjera est au contraire très escarpé; vu d'Alger, à la lunette, il présente des cimes nues et déchiquetées... et quelques points aussi aigus que des obélisques. Le Babour et les montagnes des environs de Bougie sont assez escarpées... Les montagnes dolomitiques des environs de Tlemcen et d'Oujda sont ce qu'il y a de plus escarpé dans l'Ouest. "
Entre les principales chaînes, " régnent de grandes plaines fort élevées au-dessus de la mer ; elles atteignent 800 m et jusqu'à 1 000 m dans l'Est, mais beaucoup moins à l'ouest ". Ces hautes plaines (Renou, notons-le, récuse l'expression " hauts plateaux ") se raccordent avec la mer par des gorges profondes (Chiffa, Portes de fer...) qui ralentissent notre pénétration vers l'intérieur.

Si Renou est plutôt géologue et orographe, le capitaine Carette se laisse guider davantage par l'hydrographie. De plus, sa géographie est plus " critique " que " naturaliste ", c'est-à-dire qu'elle est fondée moins sur l'observation directe que sur la collecte patiente de docu ments de toutes origines. L'Algérie demeurant en partie impénétrable, il faut rassembler tout ce que les géographes de l'Antiquité et de l'Islam ont écrit sur elle, et y ajouter le témoignage des officiers français, des marchands, des pèlerins et surtout des habitants indigènes. La méthode préférée de Carette, c'est " la fréquentation continuelle des habitants ", c'est-à-dire l'enquête. " Les faits relatifs à chaque localité ont été obtenus des gens nés dans la localité ", écrit-il, et à propos de la Kabylie :
" Je me suis adressé aux montagnards kabyles qui, sans être bien savants, possèdent cependant mieux que personne, la science de leur clan natal " (5).
En particulier, c'est à force d'interroger les voyageurs indigènes et en recoupant leurs informations qu'on pourra tracer de proche en proche des réseaux d'itinéraires et établir une sorte de carte routière provisoire, largement suffisante pour les opérations militaires et scientifiques.

Comme tous les géographes de son temps, Carette est féru de découpages régionaux et de limites nettes. On lui attribue parfois le mérite d'avoir " inventé " la distinction Tell-Sahara, alors que cette opposition est familière aux indigènes et aux géographes arabes. Disons simplement qu'avec quelques autres, comme Renou et Warmer (6), il a popularisé cette conception jusqu'à en faire le fil conducteur de la géographie nord-africaine. Voici comment il s'exprime dès 1844 :

" L'Algérie nominale... est partagée par une ligne dirigée à peu près de L'Est à L'Ouest en deux zones distinctes, que les indigènes désignent sous les noms de Tell et de Sahara. Le Tell est la zone qui borde la Méditerranée... et la région du labourage et des moissons. Le Sahara s'étend au midi du Tell ; c'est la région des pâturages et des fruits. Ainsi, les habitants du Tell sont surtout agriculteurs ; les habitants du Sahara sont surtout pasteurs et jardiniers. "
Opposition, on le voit, autant " humaine " que physique. Pour Carette, toutefois, " Sahara " a un sens bien particulier ; il ne s'agit pas du désert proprement dit, mais bien plutôt de la région des steppes :
" Le Sahara fut longtemps défiguré par les exagérations des géographes et par les rêveries des poètes... Appelé par les uns grand désert ce qui entraînait l'idée de la stérilité et de la désolation, appelé par les autres pays des dattes (7), ce qui impliquait l'idée de la production et du travail, le Sahara était devenu une contrée fantastique... Tel n'est point l'aspect du Sahara, vaste archipel d'oasis, dont chacune offre un groupe animé de villes et de villages. "

Et Carette écrit cette phrase qui ne manquera pas de faire sur sauter le géographe actuel :
" A partir de cette ligne (Touggourt-Ghardaia) où finit le Sahara, commence à proprement parler le désert. "

Quelques années plus tard, Renou confirme : " Sahara pour les indigènes ne signifie pas désert... ", c'est plutôt le pays des oasis et des pâturages.
Revenant à l'Algérie proprement dite, Carette entreprend de la diviser soigneusement en bassins fluviaux (dans la tradition de Buache) et surtout lacustres. A propos des chotts :

" Hâtons-nous de dire que le lac Melrir ne répond nullement à l'idée que nous nous formons généralement d'un lac ; c'est une plaine couverte d'une couche de sel, comme le fond de tous les bassins fermés... Le principal affluent du lac Melrir est l'oued-el-Djedi (qui) dans une longueur de trois cents kilomètres... forme la ligne de démarcation entre la terre et les sables... "
Autre sebkha très étendue (Carette ne dit pas Choti), le lac d'El Hodna... Les principales rivières algériennes, Chélif vers le nord, oued-el-Djedi vers l'est, Mzab et Zegroun vers le sud, semblent diverger d'un même massif, véritable château d'eau : " Le Djebel-Amour, qui domine de beaucoup le plateau déjà élevé des quatre fleuves, doit être une des plus hautes montagnes de l'Afrique septentrionale et le pic d'El Gada... est un des sommets les plus élevés de l'Algérie. " C'est l'" orographie devinée par l'hydrographie " et c'est par un raisonnement analogue que les géographes du XVIIe siècle faisaient du Saint-Gothard le point culminant des Alpes (8). Plus à l'est, c'est le " pâté montagneux de l'Aourès... massif le plus élevé de l'Algérie orientale ", qui joue le rôle de centre de dispersion des eaux. Ainsi, par des arguments purement géographiques et non plus géologiques, Carette parvient à la même conclusion que Renou : c'est bien une ligne de relief en allant du Djebel-Amour à l'Aurès qui " détermine la configuration de l'Algérie "; toutefois, " à l'exception du Chélif qui trouve son écoulement à la Méditerranée ", ces montagnes n'alimentent que des bassins fermés. Par la même occasion, Carette " invente ", sans le nommer, l'Atlas saharien.

BROC NUMA. Les grandes missions scientifiques françaises au XIXe siècle (Morée, Algérie, Mexique) et leurs travaux géographiques. In: Revue d'histoire des sciences. 1981, Tome 34 n°3-4. pp. 319-358. doi : 10.3406/rhs.1981.1769
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1981_num_34_3_1769

(1) Quatre ingénieurs-géographes avaient été attachés à l'expédition d'Alger. Après la Révolution de Juillet, la " brigade " est renforcée sous l'impulsion du général Pelet, nouveau directeur du Dépôt de la Guerre. Parmi ses membres, le capitaine Rozet {Voyage dans la Régence d'Alger, 1833) peut être considéré comme le premier géographe de l'Algérie " française ".
(2) Rappelons aussi que, jusqu'en 1858, l'Algérie dépend administrativement du ministère de la Guerre.
(3) M. Emerit, Les saint-simoniens en Algérie, p. 93.
(4) Ibid., p. 92.
(5) C'est ainsi que Carette donne en 1848 ses Etudes sur la Kàbilie [sic] proprement dite sans avoir pratiquement vu le pays... sinon d'Alger.
(6) Carette et Warnier, Notice sur la division territoriale de V Algérie, 1847. Cet ouvrage a paru dans une collection intitulée Tableau de la situation des établissements français de l'Algérie, qu'il ne faut pas confondre avec les publicationsd e l'Exploration scientifique de l'Algérie.
(7) C'est la traduction de Bled-el-Djerid des géographes arabes. On orthographie aussi Biled-ul-Gerid ou Biledulgerid
(8) En réalité, le Djebel-Amour est inférieur non seulement à l'Aurès et à la Kabylie, mais encore aux proches monts des Ksour.

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Mis en ligne le 12 mar 2011
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