Homme de finesse et d'érudition, placé au centre de la mémoire pied-noir, la ou le cœur intervient, Edmond Brua enracine le langage pataouète.
Continuateur de la langue bleu outre-mer de Musette, il participe de la mythologie de ce peuple de " petits Blancs " et ses sommets lyriques culminent dans les fables bônoises et le Cid.
Philippevillois de naissance, Bônois d'adoption, Algérois et journaliste pendant quarante ans (il a été le dernier rédacteur en chef du journal d'Alger), Edmond Brua, disparu en 1977, a magnifiquement continué l'œuvre de Musette et achevé de donner ses lettres de noblesse littéraire au " pataouète ", ce français dialectal en usage dans les quartiers populaires les plus déshérités des villes maritimes de l'Algérie, à l'époque où Philippeville ne s'appelait pas encore Skikda et Bône, Annaba.

Le bonnet rouge du vieux dictionnaire

Il a en effet, bien des années après Musette, le précurseur, mais avec un bonheur égal, montré par son œuvre même, que la langue verte, ou plutôt bleu outremer, de ces " petits Blancs " qu'on n'appela que tardivement "pieds-noirs" a traduit, aussi bien et parfois mieux que d'autres expressions culturelles plus savantes, les réactions profondes de tout ce monde attaché, charnellement, par toutes ses fibres, à une terre très différente de la " douce terre de France " :
la terre algérienne, méditerranéenne, arabo-berbère, africaine, où éclatent et explosent les lumières éblouissantes, les images vives, les senteurs fortes, les paroles sonores et violentes, les pulsions sexuelles, sentimentales, émotionnelles, passionnelles. Fort différentes sont, cependant, les démarches créatives de Brua et de Musette.
Ce dernier s'est servi de l'actualité des événements algérois de son époque pour camper, a travers des récits allègres, la figure légendaire du premier héros pataouètophone : l'imaginatif, le roublard, le loquace, l'incomparable, l'immortel Cagayous. Plus moraliste qu'historien, Brua, lui, pastiche, avec toute la finesse d'un lettré érudit et délicat, le bon La Fontaine et le grand Corneille, mais en faisant pénétrer dans cet univers subtil les forts en gueule de Bône " en bas le port " et d'Alger, place des Trois-Horloges, au cœur de " Bablouette" (Bab-el-Oued). Une drôlerie supplémentaire nait ainsi du contraste entre le raffinement de l'exercice de style du présentateur et la truculence de ses personnages.
Ceux-ci " tchatchent " (1) évidemment avec l'accent du cru. Sans le savoir, ils font, a coups d'inversions fulgurantes et bousculantes, d'exclamations, d'interrogations, l'oraison funèbre du discours solennel, si ennuyeux, et de la syntaxe glacée de Bossuet. Et ils mettent " le bonnet rouge au vieux dictionnaire " en l'enrubannant de néologismes forgés, dans le désordre, à partir d'emprunts à la langue des voisins arabes et des aïeux venus de Malte, d'Italie et d'Espagne : les Siciliens, les Napolitains, les Valencienos (2), les Mahonnais (3).

Alger aux yeux de Chipette

C'est alors qu'il était jeune rédacteur à la Dépêche de Constantine, et souvent en reportage a Bône, que Brua a été fasciné par la splendeur des " histoires bônoises ", transmises d'une génération a l'autre, et par la verve de leurs protagonistes bien typés : Bagur et Salvator, amis et rivaux, aussi inséparables et éloquents qu'Achille et Patrocle, Roland et Olivier, le laitier Mikaleff, le ramasseur de chiens Galoufa et le curé maltais du quartier de la Colonne, dévot, mais ivrogne, le faux aveugle, le vrai bossu, le pétaradant sous-préfet et bien d'autres... Tous ces personnages, d'abord réels, puis mythiques, de la commedia dell'arte locale, ont connu une gloire dépassant les limites de " Bône la Coquette " (4) lorsqu'ils ont meublé les récits versifiés - en vieux français - des Fables bônoises (5) et quand le spirituel Bagur a pris la relais de Cagayous, son père spirituel.
Même les lecteurs les plus obstinément " francaouis ", les plus désespérément " patos"(6) peuvent gouter " bor blisir " (7) comme s'ils étaient kif-kif pareils à nous-zotres, dés(8), ces mets piquants car la glossaire qui enrichit opportunément les Fables bônoises leur fournit la traduction sécurisante des mots exotiques, aussi insolites qu'épicés, qui y sont employés.
Du coup, Brua, certain de ne pas errer, persévère. Diaboliquement.
Accommodant à une sauce a peu près identique (moins philippevillo-bônoise, plus algéro-oranaise, disent les connaisseurs) un chef-d'œuvre universellement connu dans nos lycées et collèges : il achève " la Parodie du Cid " tragi-comédie en 4 actes, en vers et en pataouète ". La pièce, dont une version partielle avait été montée, avant la guerre, à une kermesse des " Amis da l'Université ", est représentée, dans la capitale algérienne, pendant la guerre, précédée d'un Impromptu d'Alger qui en défend et illustre le propos.
L'auteur incarne - noblesse oblige - " Roro, c'est-à-dire Rodriguez, le fils à ce vieux-là qu'il se vend les merguez ". Robert Castel, superbe, campe Dodièze, ce père noble qui a reçu de son rival Gongormatz un soufflet (un vrai puisque la gifle ignominieuse lui est administrée par l'instrument attiseur du feu pour saucisses à la grillade), et qui appelle à la vengeance son ardent rejeton. Enfin, Hélène Miguet, élève du Conservatoire d'art dramatique, joue Chipette, fille de Gongormatz, hélas, puisqu'e1le est - situation cornélienne - amoureuse de Roro. L'infortunée passera cependant du désespoir au bonheur. En effet, M. Fernand, député de la circonscription alors en mal de réélection, finira par triompher, et par arranger tout et le reste, dans un geste royal, parce que Roro, en un combat douteux, mais épique, a dompté les morts, arbitres des scrutins.
Cette transfiguration pataouète des modèles imités - Rodrigue et Chimene, don Diégue et don Gormas - et cette transformation des Maures du Cid original en morts électoraux sont accueillies dans l'enthousiasme. Tout Alger, pour Roro, a les yeux de Chipette. Et la renommée du Roméo et de la Juliette de Bab-el-Oued passera même la Méditerranée, puisque la Parodie du " Cid " elle aussi publiée en livre peu après sa création, a été, d'autre part, applaudie à Paris, en 1968, et qu'un film, Rodriguez au pays des merguez, est sorti en 1980.

Peuple harmonieux et barbare

Si la " tirade du nez " du Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand est passée à la postérité gasconne, la postérité pied-noir n'en finira jamais de " prendre ventre de rire " avec la " tirade du bras " de Brua, l'épisode ou Dodieze, passant du passé au présent, et d'un geste virilement provocateur à un geste accablé, avoue son impuissance à affronter Gongormatz :

Ce bras qu'il a tant fait le salut militaire,
Ce bras qu'il a levé les sacs de pons de terre (9),
Ce bras qu'il a gagné à tant de baroufas (10)
Ce bras, ce bras d'honneur oila qu'il fait : tchouffa (11) !

Bien que rééditées en 1948, à Paris (12), les Fables bônoises ont connu, elles, un succès moins... fabuleux. Elles représentent pourtant un des plus hauts sommets de la " culture pied·noir ", car, comme l'a écrit, en 1938, au moment de leur parution, un des critiques d'Alger républicain, un étudiant en philosophie obscur, pauvre et tuberculeux, " la saveur singulière de ces apologues ironiques... n'appartient qu'à Brua, et à travers lui, au peuple vigoureux des Bagur, des Sauveur et des Salvator, qui aiment, trichent, insultent, fanfaronnent et se baignent sur les lieux mêmes ou saint Augustin méditait sur la tragédie des âmes. [...] Brua est allé chercher le naturel là où il se trouve, devant les jeux chaleureux de la mer et du soleil, et parmi ce peuple harmonieux et barbare ou nous reconnaissons nos frères ".
Ami de la famille Brua, qui l'aidait psychologiquement et matériellement, ce chroniqueur alors presque inconnu - Albert Camus - saluait ainsi les Fables bônoises comme des petits chefs-d'œuvre de cocasserie et d'absurdité. C'est qu'il voyait bien - n'était-il pas en proie, lui aussi, a l'interrogation " existentielle" sur " l'absurde " ? - comment Brua, sans avoir l'air d'y toucher, alliait au sens de l'exubérante et pittoresque joie de vivre le sens du dérisoire que donnent le temps qui passe et la mort qui guette. Au-delà du folklore qu'il dépeignait dans ses couleurs contrastées, l'auteur des Fables bônoises, et de la Parodie du " Cid " a toujours privilégié, en fait, ce qu'il appelait `sa " vraie poésie ".
Celle-ci - face cachée de l'iceberg - a été quelque peu masquée - l'auteur le savait, il en souffrait, il me le disait - par l'éclat brillant, mais d'une veine plus facile, des perles du pataouète. Le chant profond de ce poète authentique et poignant n'a pas toujours été apprécié à sa juste valeur, même si, en 1942, Brua a reçu, en même temps qu'Emmanuel Roblès, le " Grand prix littéraire de l'Algérie " pour l'ensemble de son œuvre.
Le thème majeur de cette " vraie poésie ", c'est, dans Faubourg de l'espérance (13) et dans le Cœur à l'école (14) celui de la nostalgie - une Sehnsucht qui n'est pas sans rappeler celle de Rainer Maria Rilke - de l'enfance et de l'adolescence. Le thème de l'anxiété, toujours présent d'ailleurs, marque plus profondément, en revanche, son troisième et dernier recueil, Souvenirs de la planète. Cet ouvrage, maintes fois remis sur le métier, a été publié (15) au lendemain de la seconde guerre mondiale que Brua a faite comme correspondant de presse du corps expéditionnaire français en Italie, et dont il a parfaitement mesuré l'indescriptible horreur comme la tragique grandeur. Cette expérience explique sans doute pourquoi ses phantasmes tourmentés deviennent dès lors, plus obsédants. Plus cosmiques et métaphysiques aussi, car le poète interpelle route l'humanité incertaine comme lui de la finalité de son destin sur le " bateau ivre " de la vie, de l'histoire, de l'univers :

O compagnons de la planète,
Laisserez-vous finir la nuit
Sans écouter sur la dunette,
Le vent profond de l'infini ?

" Comme tout le monde, mais tout seul "

Avec cette sensibilité à fleur de peau, Brua, un libéral, un écorché vif mal protégé par ses sarcasmes, n'a pu que vivre comme une agonie le drame de la guerre d'Algérie. Et, à l'aube de L'indépendance, comme un rêve tournant au cauchemar, l'espoir un instant nourri, à Alger, puis vite abandonné - un journal personnel inédit en fait foi - d'une " coexistence harmonieuse, sur le même sol " de la communauté arabo-berbère musulmane et d'une large communauté européenne revenant au pays natal.
Quand il a senti à quel point ces deux mondes étaient contradictoirement mais également meurtris et séparés, Brua, en 1965, est devenu, lui aussi, un " rapatrié ". " comme tout le monde, mais tout seul ", ainsi qu'il disait avec une ironie teintée d'amertume. L'exil, dés lors, a été son royaume. Et son malheur. A en mourir.
Il nous a quittés discrètement en jetant un dernier regard de tendresse sur ses proches et sur ses livres, surtout ceux de son cher Balzac, son dieu parmi les écrivains.
Il habitait, a Nice, la " Villa des Myosotis ", les fleurs du " ne m'oubliez pas ". On n'oubliera pas Brua. D'autant plus qu'avec le recul du temps, on verra mieux l'apport exceptionnel que son œuvre double - celle de " l'empereur du folklore et du prince des poètes " - a donné aux deux patrimoines culturels - plus intimement imbriqués qu'on ne le croit aujourd'hui - de la France et de l'Algérie.

Albert Paul Lentin - " Ces minorités qui font la France - Les pieds-noirs " Ed Philippe Lebaud 1982

(l) Parlent.
(2) Natifs de Valence (Espagne).
(3) Les natifs de Port-Mahon, capitale de File de Minorque, aux Baléares. Ils ont inventé la mayonnaise et, plus tard, quelques-uns des vocables les plus croustillants de Bab-el-Oued.
(4) Si coquette que " le cimetière da Bône envie de mourir il te donne ".
(5) Publiées aux Editions Carbonel, Alger, 1938, avec des illustrations adéquates et pétillantes du dessinateur Brouty.
(6) En espagnol : canards; en pataouète : Français da France.
(7) Avec plaisir.
(8) Dis !
(9) Pommes de terre.
(10) Batailles spectaculaires.
(11) Désastre, débandade.
(12) Sous le titre : Fables dites bônoises chez Charlot. Paris 1948.
(13) Ce recueil, dont le titre évoque un très ancien quartier de Philippeville a été publié aux Editions Edgar Malfère, en 1931.
(14) Chez Baconnier, 1935.
(15) Chez Charlot, 1947.

Retour en haut de la page

Retour au menu " Célèbres "


Mis en ligne le 04 dec 2010

Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - Les conditions  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -