L’affaire Si Salah
Une vraie fausse affaire

Depuis sa révélation lors du procès Challe, ce que l’on a appelé l’affaire Si Salah, du nom du chef de la wilaya 4 en 1960, n’a cessé de partager les opinions. Pourtant cette affaire avait déjà été évoquée lors du procès des barricades, à Léon Delbecque, alors député du Nord, par Maître Tardif, avocat, qui souhaitait lui demander, si parmi les missions qu’il avait menées, il n’y avait pas une affaire Si Salah ? Le président avait alors coupé brutalement « La question ne sera pas posée. » Mais, cette révélation, n’avait alors soulevé aucune curiosité de la part des journalistes.
Pourtant, dans la nuit du 10 au 11 juin 1960 le général de Gaulle a reçu à l’Elysée l’état-major de la wilaya 4 afin de finaliser un projet de cessez-le-feu, déjà négocié en Algérie lors d’entrevues secrètes entre l’état-major de la willaya4 et des émissaires du gouvernement français, susceptible, à partir de la Wilaya 4, de s’étendre à tout le territoire algérien. Cette tentative s’est finalement soldée par un échec, par la mort violente de tous les protagonistes algériens de l’affaire et par le mutisme complet des acteurs français. Quels furent les responsables de ce fiasco ? Les dirigeants de l’extérieur étaient-ils informés de ces tractations ? Si oui, qui les en avait instruits ? Dans ses Mémoires, Mohammed Harbi (2001) affirme que les délégués du GPRA à la conférence de Melun avaient appris ébahis, de la bouche de leurs interlocuteurs français, l’existence de ces contacts. Les recherches entreprises lors de l’élaboration de ma thèse(1) m’ont permis de répondre à ces questions grâce notamment à une source que les historiens ont longtemps ignorée, voire même dépréciée sur un plan général, le journal quotidien et particulièrement, en cette circonstance, L’Echo d’Alger qui, à cette occasion, a démontré qu’il valait beaucoup mieux que sa réputation.

1 DAVEZAC Robert, La montée des violences dans le Grand-Alger (1er juin 1958-30 avril 1961), Thèse soutenue le 31 janvier 2008 à l’Université de Toulouse-Le Mirail.

L'affaire Si Salah : lorsque l'orgueil va devant, honte et dommage suivent (Louis XI)

29 mai 1961, le général Challe comparaît devant le Haut Tribunal militaire, créé le 27 avril 1961 après l'échec du putsch, pour répondre de son action. Il ne se fait aucune illusion, il sera fusillé. Sa conviction était parfaitement fondée. Le 27, en réunion interministérielle, Roger Frey, ministre de l'Intérieur, Pierre Messmer, ministre des Armées et Edmond Michelet, garde des Sceaux, n'avaient pas mâché leurs mots en s'adressant au procureur général Besson qui devait requérir à son procès : "Avez-vous bien l'intention de réclamer la peine de mort ?"(2) Dans une lettre qu'il adressa, le 30 mai 1961, à Antonin Besson, le garde des Sceaux Edmond Michelet confirmait et motivait sa position :

Je crois inutile – tant la matière vous est connue – de vous redire la gravité des actes qui ont été perpétrés par ces deux anciens généraux. Ces hommes qui avaient été investis des missions les plus hautes et dont les titres et honneurs étaient multiples, ont pris délibérément l'initiative d'actions séditieuses qui, si le succès les avait couronnées, auraient eu pour effet de détruire le Gouvernement, d'affaiblir la Nation et de porter ainsi préjudice à son rang international.
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Le crime est donc nettement caractérisé et tombe sous le chef de plusieurs articles du Code pénal dont le libellé cadre exactement avec la nature des actes entrepris.
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On imagine mal des circonstances plus graves, des cas plus nets, des périls plus grands ; toutes les caractéristiques de l'opération séditieuse et insurrectionnelle étaient bel et bien réunies. Pour de telles actions, aggravées dans les conditions que j'ai dites, le Code est formel : il prévoit la peine de mort. On n'aperçoit pas quelles circonstances atténuantes peuvent être couvertes.
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Ainsi la responsabilité de l'un et de l'autre est capitale, pour des motifs divers, qui s'ils divergent par leur nature, se rejoignent cependant par la gravité qu'ils confèrent aux infractions consommées. Il est clair que pour l'un comme pour l'autre, le châtiment suprême doit normalement être réclamé. Je voudrais vous rendre attentif, Monsieur le Procureur général, à la nécessité pour vous de réclamer les peines les plus sévères.L'affaire Challe-Zeller est la première à être soumise aux instances du Haut Tribunal militaire. Il va de soi que les conclusions présentées et les arrêts intervenus vont faire jurisprudence et être décisifs pour la suite des audiences.(3)
2 MONTAGNON Pierre, L'affaire Si Salah, Pygmalion, Collection "Secret d'Etat", 1987, p. 15.
3 La lettre est entièrement reproduite dans TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, collection "Voici Témoignages", n° 90-91-92, pp. 320-327.

Edmond Michelet démontrait qu'on pouvait être ancien déporté de Dachau, pas fanatique de la peine de mort, catholique et même chrétien, homme de clémence qui use du pardon, vis-à-vis des derniers criminels de guerre allemands, du FLN, et être impitoyable avec des serviteurs républicains de la Nation qui venaient, à ses yeux, de commettre des crimes qui devaient être sévèrement châtiés.(4) On peut tout de même s'interroger sur cette clémence pour le moins sélective. L'intuition de Maurice Challe, selon laquelle il serait fusillé, était donc légitime. A l'occasion de son procès, il joua sa dernière carte pour éviter le pire :

Avant mon départ d'Algérie, les conversations avaient commencé avec la Wilaya IV… La Wilaya IV est celle qui est autour d'Alger, qui va de Molière dans l'Ouarsenis à peu près jusque vers Borj-Ménaïel aux portes de la Kabylie. Sur ces entrefaites j'étais parti, mais je sais ce qui s'est passé par la suite. Par la suite, les conversations ont abouti dans une certaine mesure, dans une bonne mesure même et, finalement, le 11 juin, trois des chefs de la wilaya se présentaient à l'Elysée devant le général de Gaulle. Le 12, le SO-Bretagne qui les avait amenés rejoignait Alger et les chefs de la wilaya annonçaient leur intention de mettre le plan prévu en application. Pratiquement c'était la paix des Braves qu'avait demandée le Chef de l'Etat.
Et Challe poursuit :
Et Si Salah rentre en Kabylie pour aller voir Mohand ou el Hadj qui lui avait presque promis de se joindre à lui en cas de demande de paix.(5)
4 TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, collection "Voici Témoignages", n° 90-91-92, p. 327.
5 MONTAGNON Pierre, L'affaire Si Salah, Pygmalion, Collection "Secret d'Etat", 1987, p. 17.

Pour la première fois, "l'affaire Si Salah" était portée sur le devant de la scène, ce ne sera pas la dernière. Elle ne restera plus dans l'ombre, mais conservera sa part de mystère.
En mars 1960, lorsque Challe doit abandonner son commandement en Algérie, il est parfaitement au fait de la situation des wilaya et de l'opréation Tilsit, nom que l'état-major français a donné à ces contacts avec les officiers de la willaya 4. Par la suite, malgré son éloignement, il fut tenu informé du déroulement de cette opération. Curieusement, lors de son procès, Paul Delouvrier, ancien délégué général en Algérie, Bernard Tricot, le général Nicot, à l'époque chef de cabinet militaire du Premier ministre Michel Debré et le colonel Jacquin, patron du BEL (Bureau d'Etudes et de liaisons) n'ont pas été entendus à la suite d'un accord tacite entre le Président du tribunal et les avocats de la défense.(6)
Pourquoi cette discrétion alors que Paul Delouvrier et Bernard Tricot étaient justement venus au tribunal et avaient attendu plusieurs heures que les juges les interrogent ? Craignait-on, en haut lieu, leurs témoignages ?
Qu'avaient-ils à révéler pour que, brusquement, les juges du tribunal militaire décident que leurs dépositions n'étaient pas nécessaires ? Pour tenter d'apporter des réponses à ces questions, il nous faut remonter à la genèse de l'affaire.


6 Cet accord tacite est confirmé par une lettre de maître Jean-Marc Varaut, à l'époque du procès jeune avocat, à Pierre Montagnon, datée du 31 janvier 1986 : "Je collaborais en effet à l'époque avec le bâtonnier Paul Arrighi qui s'était commis d'office lui-même. S'yl y a eu un réel marchandage, je l'ai ignoré. Mais je puis vous assurer qu'il y a eu un marchandage implicite, mais entre le président Patin et la défense. L'affaire Si Salah a été évoquée, suggérée et plaidée à mi-voix. La Cour a compris que cette affaire compromettait l'Elysée ; il y a eu à l'évidence une influence appréciable de cette affaire sur le décision rendue." In L'affaire Si Salah, Pygmalion, Collection "Secret d'Etat", 1987, p. 21.
Ce qui frappe c'est la discrétion de tous les acteurs français de cette affaire. Les acteurs algériens, eux, sont tous décédés de mort violente excepté Mohand ou el Hadj, chef de la willaya 3.

Tous les auteurs et les acteurs de cette affaire sont d'accord sur un point. Les opérations du Plan Challe et les terribles épurations qui avaient eu lieu dans la wilaya 4 avaient totalement désemparé les combattants de l'ALN. Les maquis avaient beaucoup de difficultés à assurer leur survie. La vie des maquisards de l'intérieur était devenue impossible. Tous les témoignages et les études historiques concordent sur ce point, même les plus favorables aux thèses du FLN. En ce printemps 1960, la seule question que se posaient avec angoisse les hommes du FLN était :
La révolution survivra-t-elle ?
Et la réponse était dans toutes les têtes :
Non. L'application du plan Challe avait littéralement saigné l'ALN de l'intérieur :

A la veille des opérations Challe, l'ALN disposait de 121 katiba(s) de 100 à 120 hommes à trois firqa(s), et chaque katîba disposait de 6 à 9 armes automatiques. Deux ans plus tard, il ne reste que 35 katîba(s), mais d'un effectif réduit de 40 à 100 hommes. Le reste a été disloqué en une centaine de firqa(s) autonomes de 20 à 40 hommes, disposant au mieux d'une arme automatique par firqa ; voire même en fawj(s), autonomes de 10 à 15 hommes. Dès lors, les katîba(s) n'agissent que fragmentées. Les coups de main restent possibles : les grandes attaques comme celles de 1956 sont désormais interdites. A la mi-1960, on peut raisonnablement évaluer le nombre des mujâhidûn subsistants de l'ALN à 8000, et, avec l'ensemble du personnel – mussabbilûn, secrétaires, formations sanitaires … - à une vingtaine de milliers.(7)
7 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 304. Katîba = compagnie ; firqa = groupe (subdivision de la katîba) ; fawj = sous-groupe (subdivision de firqa). Gilbert Meynier précise que le nombre des ralliés augmenta sensiblement durant cette période (base 100 en 1957 ; 1958 = 368 et 1959 = 467) dont un nombre non négligeable devinrent harkis (p. 305). Nous pensons raisonnablement que ces combattants de l'ALN ne pouvaient être tous des "traitres à la cause". Il est sûr que les conditions de vie du maquis y sont pour beaucoup mais on peut aussi raisonnablement penser qu'ils avaient aussi reçu des "assurances" des cadres de l'armée quant à la reconnaissance de leur combat et de leur dignité. A ce moment ils ne pouvaient imaginer que leur confiance puisse être déçue, tout comme les instigateurs de "l'affaire Si Salah".

C'est dans ce contexte que se situe l'initiatice des officiers de la wilaya 4, tentés dans un premier temps de constituer un front intérieur des combattants pour destituer le GPRA, selon Gilbert Meynier.(8) Ils abandonnèrent cette idée de crainte de n'être pas assez suivis par leurs hommes et se rabattirent sur le "plan2" qui envisageait clairement une paix séparée par-dessus la tête du GPRA. Salah était partisan d'un front intérieur pour amener par contrainte l'Extérieur à traiter avec la France.(9)

8 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 427.
9 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 427.

De toutes les wilayas, seules la 4 (Algérois) et la 3 (Kabylie) conservaient un embryon d'organisation. Cette désaffection était doublée d'un isolement que les combattants avaient de plus en plus de mal à supporter. Cette perte de confiance à l'égard de ces révolutionnaires de palace de l'extérieur avait entrainé un véritable mouvement de révolte dans les rangs des officiers de la wilaya 4. En effet, la fronde ne concernait pas seulement la wilaya de l'Algérois, toutes les régions étaient touchées. Déjà la proposition de la "Paix des braves" du général de Gaulle du 23 octobre 1958, avait entraîné un clivage entre eux et l'organisation extérieure du GPRA :

Le premier désaccord violent entre les révolutionnaires [les officiers des wilaya] d'un côté et les colonels des frontières et leur nouvelle création, le GPRA, eut lieu fin décembre 1958. En réalité, c'était une déclaration de guerre contre le FLN de l'extérieur et le gouvernement fantoche qu'il venait de créer. Ce mouvement était dirigé par des colonels, chef de wilaya, qui se battaient avec leurs hommes en Algérie : Hadj Lakhdar de la wilaya 1 (Aurès), Aït Hammouda (Amirouche) de la wilaya 3 (Kabylie), Boughara Ahmed (M'Hamed) de la wilaya 4 (Algérois) et Haouès de la wilaya 6 (Sahara). Ces wilaya représentaient plus des deux tiers de l'Algérie combattante et comptaient parmi elles les maquisards les plus aguerris. Seuls les colonels des wilaya 2 (Constantinois) et 5 (Oranais) étaient absents et pour cause, les deux anciens chefs de ces wilaya, Ben Tobbal et Boussouf, étaient membres du GPRA ! Le nouveau colonel de l'Oranais, Houari Boumediene, qui se battait et dirigeait sa wilaya en toute sécurité depuis Oujda au Maroc, refusait de s'élever contre le GPRA, tout au moins à ce moment.(10)
10 MADOUI Rémy, J'ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l'OAS, Seuil, 2004, p. 163.

Ce fut la motivation principale de la réunion de décembre 1958 au cours de laquelle des décisions importantes furent prises :

Une stratégie de "redressement" fut élaborée lors de la réunion d'El-Milia. Tout d'abord il fallait supprimer les innombrables états-major de l'Est (Tunisie) et de l'Ouest (Maroc) qui avaient été créés pour amadouer l'esprit tribal de ses membres en distribuant galons et titres aux partisans des dirigeants de l'armée des frontières. La direction politique et militaire de la révolution devait être en Algérie – ce qui aurait éliminé un grand nombre des prétendants au pouvoir, car très peu d'entre eux étaient disposés à sacrifier la sécurité et le confort des maquis marocains et tunisiens ! Etaient affirmés les principes de la plate-forme de la Soummam : la primauté de l'intérieur sur l'extérieur et la direction collégiale. En conséquence le GPRA ne pouvait être que le "représentant" des maquis. Le FLN de l'extérieur prendrait en charge les responsabilités pour lesquelles il avait été créé : procurer des armes, des munitions, des fonds.(11)
11 Ibid, p. 164. Amirouche (W3) et Haouès (W6) furent délégués pour annoncer les décisions à Tunis mais ni l'un ni l'autre n'arrivèrent à destination. Ils furent tués le 28 mars 1959 dans un accrochage avec l'armée française. Le colonel Si M'Hamed abattu à son tour le 5 mai 1959, l'ALN de l'intérieur s'en trouva décapitée. Si l'on y ajoute les opérations du général Challe il faut bien convenir que les combattants de l'intérieur étaient en quelque sorte à la merci des dirigeants extérieurs. La position des officiers de la wilaya IV était d'ailleurs conforme à celle prise lors du Congrès de la Soummam et du CCE de 1958.

Les affirmations et informations de Rémy Madoui sont corroborées par deux historiens algériens Sadek Sellam et Mohamed Teguia, même si ce dernier émet certaines réserves et par l'enquête réalisée par le fils de Si Salah, Rabah Zamoum.

Sadek Sellam :

Face à l'accumulation de ces difficultés [difficultés matérielles et interrogations sur les dirigeants extérieurs] les colonels Amirouche et Si M'Hamed ont proposé la tenue de la réunion inter-wilayas du 6 au 13 décembre 1958, aux confins des wilayas 2 et 3. Les wilayas 1 et 6 ont été représentées par le commandant Hadj Lakhdar et le colonel Haouès. Mais les chefs des wilayas 2 et 5 ne se sont pas déplacés. Le colonel Ali Kafi, chef de la wilaya 2, croyait, sans doute à tort, à une manoeuvre politicienne liée aux conflits entre les "trois B".
En fait, cette réunion faisait un sévère constat de carence et ses organisateurs voulaient mettre le GPRA devant ses responsabilités. La pénurie d'armements et de munitions dont souffraient les maquis y était déplorée par des militaires qui entendaient revenir à la primauté de l'intérieur sur l'extérieur et rappelaient les promesses faite par le CCE, en 1957, de revenir s'installer à l'intérieur au plus tôt. Les insuffisances de la plate-forme de la Soummam, au regard de la situation nouvelle étaient soulignées. ………………….. ……………..
Après avoir adopté de fermes recommandations destinées au GPRA, les quatre colonels se sont promis de convoquer une réunion des chefs de l'intérieur tous les quatre mois pour faire le point.
Mais cette tentative de concertation a été contrariée par la mort, le 28 mars 1959, des colonels Amirouche et Haouès, alors qu'ils se dirigeaient vers Tunis pour entendre les réactions du GPRA qui ne répondait toujours pas aux demandes adressées à l'issue de la réunion inter-wilayas.(12)
12 SELLAM Sadek, "La situation de la wilaya 4 au moment de l'affaire Si Salah (1958-1960)" in Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Editions Complexe 2001, p. 180.

Mohamed Teguia :

Ce que voulaient les chefs de wilayate réunis pendant une semaine, c'était le retour des cadres, l'entrée des armes et une direction nationale sur le terrain. Pour cela ils ont pensé que de simples doléances épistolaires ne suffisaient pas, on avait déjà essayé ce moyen. L'envoi de troupes d'élite à partir de la wilaya 3 et la wilaya 4 prend une autre signification. Ces unités devaient, dit-on, appuyer éventuellement la demande ferme d'un chef de wilaya qui se rendait à l'extérieur.(13)
13 TEGUIA Mohamed, L'Algérie en guerre, Office des publications universitaires, Alger, s.d., p. 527. Les réserves de Mohamed Teguia portent plus sur les hypothèses des moyens mis en oeuvre par les wilaya afin d'amener l'extérieur à leur vue que sur la position de celles-ci à leur égard.

Rabah Zamoum :

Le pouvoir central s'est donc très vite détaché et éloigné de la base réelle de sa légitimité ; la lutte armée s'est trouvée confrontée, alors, au problème premier du règlement de l'instance de commandement. Face au développement de la forme de lutte adoptée par le FLN, l'ALN va ériger, en son sein, son propre système basé sur la collégialité, la participation des responsables de wilaya à la direction du mouvement de libération, tout en préservant les principes de liberté et de démocratie. Cette forme de consultation était déjà apparue avec la réunion des colonels des wilayas 4, 3, 6 et 1 en décembre 1958, et s'est développée notamment durant l'année suivante avec les rencontres qu'entretenaient les wilayas 4 et 5.(14)
14 ZAMOUM Rabah, Si Salah,. Mystère et vérités, Casbah Editions, Alger, 2005, 2006, p. 141.

Cette opposition intérieur/extérieur était doublée, à Tunis, d'une lutte féroce pour le pouvoir qui confinait à l'inertie :

Au GPRA, aucun ministre n'a d'autorité incontestée. Chacun doit s'appuyer sur ses clientèles pour renforcer sa position et s'imposer à ses collègues. Les ministres s'espionnent les uns les autres. Chacun vit dans la peur de ses pairs et redoute les coups bas de ses collègues. Bref, la paralysie guette une direction occupée essentiellement à gérer ses conflits internes.(15)
15 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 356.

Il n'était pas étonnant, dans ces conditions, que les combattants de l'intérieur moins au fait de ces luttes intestines, en conçurent une certaine amertume vis-à-vis des membres de l'organisation extérieure. D'autant que, même si les causes de leur courroux n'étaient pas forcément les bonnes, le résultat était qu'ils étaient réellement livrés à leur triste sort. C'est à partir de la nécessité pour le GPRA d'une reprise en main des combattants de l'intérieur que, pour régler les conflits, il désigna une commission de colonels destinée à les arbitrer lors de la réunion du CNRA de Tripoli (16/12/1959–18/01/1960). La création de l'EMG (Etat major général) était la partie visible de la lutte pour le pouvoir. Ben Youssef Ben Khedda analysait parfaitement la situation ainsi créée dans un historique du FLN :

Le CNRA (10 décembre 1959 - 20 janvier 1960) qui devait en principe "donner à notre révolution une nouvelle stratégie militaire, politique et diplomatique" aboutit en fait à l'élimination d'un clan par l'autre de la direction militaire qui allait être constituée en direction unique de l'ALN exerçant son autorité sur l'ensemble des wilayas. Un nouveau GPRA fut constitué. Il se dessaisissait de ses pouvoirs militaires au profit de l'EMG.
L'idée d'une direction unique politico-militaire à l'intérieur de l'Algérie ne fut pas retenue.(16)
16 HARBI Mohammed, Les archives de la révolution algérienne, Les éditions Jeune Afrique, 1981, Ben Youssef Ben Khedda : "Contribution à l'historique du FLN", Document n° 58, pp. 315-316. Le 2ème GPRA avait Ferhat Abbas comme Président du conseil ; Belkacem Krim, Vice-Président et ministre des Affaires extérieures ; Ahmed Ben Bella, Vice-président du conseil, puis Abdelhatif Boussouf, Lakhdar Ben Tobbal, Abdelhamid Mehri, Ahmed Francis, M'Hamed Yazid, Saïd Mohammedi, Hocine Aït Ahmed, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf et Mohamed Khider comme ministres. Lors de ce CNRA fut constitué l'EMG (Etat major général) au lieu des deux états-majors d'Est et d'Ouest sous le commandement unique de Houari Boumediene, ayant les commandants Slimane (Kaïd Ahmed) et Mendjeli comme adjoints. Cet EMG était censé diriger l'ensemble de l'ALN mais les difficultés insurmontables auxquelles il se heurtait à cause des barrages réduisaient son action aux seules troupes de l'extérieur malgré tous les efforts consentis. L'opposition, déjà vive, qui existait entre l'extérieur et l'intérieur ne fit que s'accentuer. Le GPRA, sans le vouloir venait de signer son arrêt de mort. Houari Boumediene avait compris qu'il détenait la vraie puissance avec une armée parfaitement équipée face aux wilayas de l'intérieur certes plus aguerries mais dont le potentiel humain et matériel était largement entamé. C'est cette "armée des frontières" qui lui servit de fer de lance pour prendre le pouvoir en été 1962.

Cette décision ne devait certes rien à une quelconque génération spontanée. Les membres de l'extérieur avaient été, dès l'annonce de la création du GPRA, en butte aux critiques acerbes des combattants de l'intérieur qui virent d'un très mauvais oeil leur échapper la direction effective des combats. Ils prétendaient non sans justesse que cette responsabilité devait demeurer entre les mains de ceux qui risquaient leur vie. Cette décision était, en fait, une abdication pure et simple. Elle signifiait le retour en force officiel de la prépondérance des militaires sur les politiques et celui de l'extérieur sur l'intérieur. Les combattants de l'ALN intérieur ne pouvaient cautionner cette négation pure et simple des décisions du Congrès de la Soummam de 1956. C'était bien ce qu'avait souligné Ben Youssef Ben Khedda dans son analyse :

En résumé, le CNRA de Tripoli 1 marque l'épilogue d'une fin de règne ; certes pour Krim, mais aussi pour l'ensemble des 3 B. Les appareils qu'ils se sont construits dans une perspective de pouvoir pour le jour de l'indépendance n'ont pas résisté à l'appel aux colonels auquel ils ont eux-mêmes procédé. Cet aréopage militaire, prolongé par un CNRA très majoritairement militaire coopté, a ouvert les vannes à une sorte de parlementarisme où un néo-odjak, corps des officiers supérieurs, entend désormais s'arroger le contrôle du pouvoir en lieu et place des colonels fondateurs. En 1960, on célèbre plus que jamais novembre 1954, mais on est déjà loin de novembre.(17)
17 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 365.

Au-delà de cette confiscation "philosophique",la pénurie en armes et en hommes était ressentie comme une trahison par les combattants de l'intérieur. Le colonel Ouamrane reconnaît lui-même que cette trahison n'était pas une vue de l'esprit :

1. – La sortie du CCE à l'extérieur a été une faute très très grave ;
2. – La création d'une armée aux frontières a été une trahison de notre part, parce que quand il faut faire la guerre, on la fait en plein territoire national et non de l'extérieur ;
3. – Ainsi que la négligence, les fauteuils et le fanfaronnade de certains de nos responsables …
"Et j'ajoute que des erreurs très graves vis-à-vis de l'intérieur, vis-à-vis de l'Histoire ont été commises. Il ne faut pas omettre également de signaler que la mission de l'extérieur était fondamentalement l'apptovisionement en armes, munitions et argent. Cette mission n'a pas été couronnée de succès".(18)
18 ZAMOUM Rabah, Si Salah. Mystère et vérités, Casbah Editions, Alger, 2005, 2006, p.131. Cet "aveu" du colonel Ouamrane a été fait lors d'un entretien qu'il a eu à Alger avec Rabah Zamoum qui ne fait pas mention de date. On peut raisonnablement penser qu cet entretien a eu lieu dans les années 1980/1985. Le colonel Ouamrane rend indirectement hommage à l'action de l'Armée française. C'est en effet cette action lors de la bataille d'Alger qui a obligé les membres du CCE à fuir Alger et l'Algérie.

Cette reconnaissance tardive est une véritable réhabilitation de la tentative faite par les officiers de la wilaya 4. D'autant que pour beaucoup d'anciens militants ce fut Boumedienne qui organisa cette pénurie afin de rester maître du pouvoir. Nous ne trancherons pas la question même si cette hypothèse nous semble la plus probable.

Ce n'est certainement pas un hasard si la réunion de tous les officiers de la wilaya 4 qui se tint du 14 janvier au 14 février, aux Rouabah, au nord de Boghar outre qu'elle avait pour objectif de se reconstituer en procédant à la nomination de deux capitaines qui seront nommés commandants et membres du conseil de la wilaya 4(19), eut aussi pour but d'alerter le GPRA sur la situation dramatique du maquis et de donner notre avis sur la suite qu'il fallait donner à l'offre de de Gaulle.(20)

19 TEGUIA Mohamed, L'Algérie en guerre, Office des publications universitaires, Alger, s.d., p. 541.
20 MADOUI Rémy, J'ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l'OAS, Seuil, 2004, p. 256. Le refus du GPRA de donner suite à la "paix des braves" et surtout à la proposition d'autodétermination du général de Gaulle du 16 septembre 1959 avait exaspéré les dissensions entre les maquisards et le GPRA et devait être l'origine directe de "l'affaire Si Salah".

C'est ce qui ressort du rapport du capitaine Lyès (Yahia Kalache), commandant de la zone 5 (en septembre 1960) de la wilaya IV, destiné certainement à justifier son action personnelle durant cette affaire, daté du 9 septembre 1960. Cette réunion regroupait tous les cadres de la wilaya : le commandant militaire Mohamed ; le commandant politique Si Salah ; le chef de la Zone 1, le capitaine Halim ; le chef de la Zone 2, le capitaine Abdellatif ; le chef de la Zone 3, le lieutenant politique Rachid, représentant le capitaine Hassan ; le chef de la zone 4, le commandant Lakhdar ; le chef de la Zone 5, le capitaine Hadj ben Aïssa. C'est un véritable réquisitoire à l'encontre du GPRA qui était dressé par ces hommes : refus du GPRA de constituer les conseils de wilaya, d'obliger le commandant militaire à résider à l'intérieur, de négocier avec le gouvernement français ; pas d'armes et de munitions du fait de sa volonté car il "sait que l'ALN et le peuple ne lui donnent pas confiance et ne le choisissent pas comme représentant du peuple algérien" ; volonté du GPRA de se servir des djounouds de l'extérieur comme "une force armée sur laquelle il compte après le cessez-le-feu pour dominer l'intérieur et être responsable officiel de la force de la révolution Algérienne et représentant du peuple algérien". Au-delà de ces griefs les combattants des maquis avaient peur de se faire déposséder de leur combat et des sacrifices consentis :
L'Algérie, c'est à nous de décider de son évolution et de son avenir. Quelles que soient les conclusions que l'on puisse tirer de cette affaire, nous pensons que c'est ce fort sentiment qui a guidé les maquisards tout au long de ces mois. La communication de l'historien algérien Sadek Sellam lors du colloque de Montpellier les 5 et 6 mai 2000 va dans ce sens :

Le commandant Lakhdar mit à profit la réunion du conseil de willaya, qui s'est tenue du 14 janvier au 14 février 1960 au Rouabah, au nord de Boghar, pour convaincre le commandant Halim de l'utilité de répondre positivement à l'offre du général.
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On peut supposer que Si Lakhdar a parlé de son plan de paix à Si Salah. Et la rencontre secrète qu'a eue ce dernier – juste après la fin du conseil de willaya par l'intermédiaire du bachaga Boualem, que Si Lakhdar avait tenté de contacter en avril 1958 – avec le colonel Fournier-Foch près d'Orléansville, paraît avoir eu lieu afin de tester les réactions au discours de de Gaulle d'un officier supérieur français.(21)
21 SELLAM Sadek, "La situation de la wilaya IV au moment de l'affaire Si Salah (1958-1960)" in Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Editions Complexe 2001, p. 182. La communication complète p.p. 175-194. On se rend compte de l'extrême complexité d'analyse des événements de cette guerre. Un esprit cartésien aura bien du mal à comprendre comment un combattant déterminé de l'ALN comme l'était Si Lakhdar pouvait entrer en contact avec le bachaga Boualem tout aussi déterminé dans son action en faveur de l'Algérie française. Il ne faut pas perdre de vue que, du côté musulman, tous les acteurs se connaissaient et que certaines familles avaient des combattants dans les deux camps. Il est non moins évident que toutes ces subtilités psychologiques, déjà bien difficiles à intégrer dans le raisonnement par les officiers de terrain, étaient totalement étrangères aux analyses des décideurs parisiens.

C'est aussi ce que qu'affirme le capitaine Lyès (Yahia Kalache) dans son rapport :

Pour moi personnellement ce que je remarque : le commandant Lakhdar est le 1er responsable de ce mouvement. La décision pour contacter l'ennemi a été prise uniquement par les commandants Lakhdar et Halim et le capitaine Abdellatif. Pour Salah il était au départ très embarrassé et ne s'est engagé dans ce mouvement qu'au mois de juin. Pour le commandant Mohamed, il était contraint de participer à la discussion avec de Gaulle, il a sacrifié son honneur pour cette rencontre mais en revanche c'est le seul qui a sauvé la wilaya 4 et la Révolution. L'ambition d'être les responsables de la Révolution de négocier avec le gouvernement français et l'abaissement du moral ont obligé Lakhdar, Halim et Abdellatif à lancer le mouvement.(22)
22 *1H 2703/D1. Rapport – témoignage sur l'affaire du Conseil de la willaya 4. Daté du 9 septembre 1960, signé du capitaine Lyès (zone 5).

L'analyse de Mohamed Teguia sur ce conseil est de la même eau :

C'est principalement le commandant Lakhdar nouvellement promu qui établira les arguments et la théorie justifiant le contact séparé avec les autorités françaises. C'est dans cet esprit que germera l'idée de cette rencontre. Peu de temps après la réunion du conseil de wilaya il finit par convaincre Halim, nouveau promu comme lui. Il faut croire que ces idées de négociations séparées n'ont pas surgi du néant, les services français n'ont pas cessé d'employer tous les moyens pour atteindre ce but depuis l'offre de la "paix des braves" et même avant puisque Salan s'est déclaré partisan d'une négociation uniquement avec les "rebelles" qui doivent déposer les armes.
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Ces deux commandants mirent dans le secret le capitane Abdellatif, chef politico-militaire de la zone 2 (Titteri, Atlas blidéen) et responsable par interim de la zone 5 qui venait de perdre son chef. Abdellatif fut chargé de certaines tâches qu'il accepta ; parmi ces tâches figurait celle de gagner d'autres responsables de zones à ces vues.(23)
23 TEGUIA Mohamed, L'Algérie en guerre, Office des publications universitaires, Alger, s.d., p. 543.

Il est certain qu'à ce moment (septembre 1960) le capitaine Lyès tenait par dessus tout à éviter le sort funeste du commandant Lakhdar et des capitaines Abdellatif et Halim. Les trois hommes avaient décidé de prendre des contacts directs avec les autorités françaises dans le cadre de la "paix des braves" qui avait été proposée aux combattants de l'intérieur par le général de Gaulle le 21 octobre 1958 et renforcée par le discours sur l'autodétermination du 16 septembre 1959. Il n'était nullement question pour eux de faire acte d'allégeance, mais bien de profiter de ces offres françaises qui, à leurs yeux, étaient suffisamment intéressantes pour leur faire cesser le combat. La "paix des braves" d'octobre 1958 et l'autodétermination de septembre 1959, doublées il faut bien le dire des opérations Challe, les poussaient à tenter de cesser dignement ce combat qui n'avait plus de sens pour eux, les objectifs étant atteints. Si l'on y ajoute la rupture totale entre l'extérieur et l'intérieur il est de fait que les autorités françaises et le Général, en particulier, avaient tous les atouts pour réussir à mettre un terme à la guerre.

Pour l'heure cette décision de prendre contact avec les autorités françaises aurait pu ne rester qu'à l'état de projet sans la capture du capitaine Abdellatif par les hommes du colonel Jacques Drion(24). Ce dernier, après une discussion de deux jours avec son prisonnier et devant ses affirmations que l'on pouvait faire quelque chose dans le cadre de l'autodétermination, après consultation de ses camarades de combat, avait décidé de lui faire confiance et de le relacher contre la promesse qu'il le tiendrait au courant des résultats.(25)

24 Abdellatif a été capturé dans les tous premiers jours de mai 1960.
25 MADOUI Rémy, J'ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l'OAS, Seuil, 2004, p. 235.

La confiance qu'il faisait au capitaine Abdellatif n'était pas aveugle. Au hasard d'une écoute un étrange message radio de Si Salah au GPRA avait été capté et décrypté le 15 avril. Message si étrange, et tellement en contradiction avec l'analyse que les autorités faisaient de la situation algérienne, que des doutes furent émis quant à son authenticité et qu'on accusa le BEL de l'avoir "fabriqué". Ce message était un véritable réquisitoire contre le GPRA. Il débutait en ces termes :

Puisqu'il semble définitivement établi que nous n'entretiendrons entre nous qu'un langage de sourds, nous nous permettons de vous envoyer ce dernier message de la sorte. Vous ne pouvez en aucune manière prétendre avoir accompli votre devoir. Votre âme et conscience doivent être sures du contraire.
Suivait une litanie de griefs portant sur l'approvisionnement en armes et en munitions, les renforts en hommes, le soutien moral, le manque d'appréciation de la situation des wilaya de l'intérieur, de leurs difficultés, la critique de l'acceptation par le GPRA des conventions de Genève qui ne seront jamais respectées au maquis, pour se terminer par une rupture avec l'organisation extérieure.
Quant à nous, pour les graves problèmes politiques et militaires qui se posent à l'ALN nous préférons ne plus compter sur votre travail. Et considérant que nos dernières suggestions, concernant vos communications de renseignements sont restées sans suite et qu'après plusieurs mois de silence vous continuez à nous envoyer des documents sans aucun intérêt. Nous ne pouvons plus en aucune manière assister (les) bras croisés à l'anéantissement progressif de notre chère ALN et à l'extermination systématique de notre cher peuple.(26)
26 PAILLAT Claude, Vingt ans qui déchirèrent la France, Tome2 : La liquidation, Robert Laffont, 1972, p.p 560-562. Mohamed Teguia, L'Algérie en guerre, OPU, p. 544, affirme que ce jour là [15 avril], au cours d'une liaison radio entre le PC de wilaya et l'extérieur, les services spéciaux français entrèrent en ligne et se firent passer pour le commandement extérieur envoyant un faux message provoquant. Ce faux message provoquant était-il celui qui avait déclenché celuiqui avait été capté par les services français ? Ou bien était-il une réponse intentionnellement provoquante à ce dernier ? La réponse à ces questions serait éclairante. Il est regrettable que Mohamed Teguia ne cite aucun mot de ce message provoquant qui ne pouvait, à lui seul, constituer une raison suffisamment puissante pour inciter Si Salah, jusque là ignorant selon lui, à rejoindre le camp des dissidents.

Il est certain que, à la lumière de ce message, les rencontres entre les responsables de la wilaya 4 et les représentants de l'Elysée prenaient un tout autre éclairage. Après des premiers contacts destinés à tester les motivations des uns et des autres, les commandants Si Salah, Si Lakhdar(27), Halim et le capitaine Abdellatif rencontrèrent secrètement les émissaires de l'Elysée et de Matignon, Bernard Tricot et le le colonel Edouard Mathon à Médéa les 28 et 31 mars, le 31 mai et le 2 juin chez le cadi de Médéa, Abdelkader Marighi. On peut penser que, dès les premiers instants, la confiance avait dû s'établir entre les protagonistes français et Algériens.

27 Dans un rapport rédigé le 22 mars 1960 dont la version dactylographiée a été signé par Si Salah le commandant Lakhdar Bouchemaa renouvelait tous les griefs dejà énoncés et précisait que dans l'intérêt supérieur du peuple et de l'Armée de libération, il est urgent de cesser le combat militaire pour entrer dans la bataille politique. Cité par MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 564. Ferhat Abbas a toujours affirmé qu'il n'avait reçu ce rapport qu'en juillet.

Les faits sont maintenant relativement bien connus. Dans la nuit du 10 au 11 juin 1960, le général de Gaulle reçut clandestinement à l'Elysée les trois plus hauts responsables de la wilaya 4, Si Salah, responsable politico-militaire, Si Mohammed, responsable militaire et Si Lakhdar, chef de la zone 4. Lors des entretiens préliminaires qui avaient eu lieu à Médéa entre les responsables de la wilaya 4 et les représentants du gouvernement français Bernard Tricot, le colonel Mathon et le colonel Jacquin, chef du BEL, les deux parties s'étaient mises d'accord sur un certain nombre de points :

Les négociations avaient abouti à un plan de paix prévoyant un cessez-le-feu que les dirigeants de la willaya 4 promettaient de faire accepter par les autres chefs de l'ALN de l'intérieur. L'accord comportait des clauses relatives à la mise sous double scellé des armes, au devenir des combattants, dont certains devaient prendre la tête d'un parti nationaliste modéré (al Islah). Il était également question d'une assemblée élue à Alger, et qui devait être présidée par un musulman. L'idée d'une force locale avait été évoquée dans le cadre d'un statut de large autonomie interne de l'Algérie. Mais en ce qui concerne la reconnaissance d'une armée algérienne, aucun engagement précis n'avait été pris du côté français, pour qui le cessez-le-feu était l'objectif principal.(28)
28 SELLAM Sadek, "La situation de la wilaya IV au moment de l'affaire Si Salah (1958-1960)" in Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Editions Complexe 2001, p.175. Dans sa contribution il est à remarquer que les termes du rapport du commandant Lakhdar, rédigé dès le 22 mars 1960, renvoient à ceux du capitaine Lyès, daté du 9 septembre 1960. Lui aussi accuse Boussouf et Boumedienne d'être les principaux responsables de la pénurie d'armements et de munitions. Lui aussi dénonce le noyautage communiste qui a mis la main sur le GPRA. Lui aussi donne l'exemple du camarade Tayeb (Omar Oussedik) qui a été choisi comme chef de la délégation partie vers la Chine communiste alors qu'il était critiqué par ses pairs pour ses idées marxistes. Ne cachons pas que cette concordance, notamment dans le choix des mots, à cinq mois de distance, nous trouble et laisse planer un doute sur l'authenticité de ces deux rapports très (trop ?) concordants. Serions nous la énième victime, heureusement toute intellectuelle, de la guerre psychologique chère au général Jacquin, aux capitaine Heux et Léger respectivement responsables du BEL auprès des wilaya 4 et 3 ? Ce qui nous intéresse ici n'est pas l'incertaine nouvelle tentative faites par le BEL de déclencher de nouvelles purges dans les wilayas mais bien d'essayer de connaître les raisons et les causes de cet échec de tentative de cessez-le-feu qui aurait pu écourter la guerre de deux ans.

Jusqu'à ce moment on ne peut parler d'affaire Si Salah. Toutes les sources convergent. Le déroulement des événements qu'elles en font, concorde, à quelques petits détails sans importance véritable dans toute la bibliographie consultée. La suite apparaît plus nébuleuse. L'entrevue se passe dans une atmosphère détendue. Outre le Général et les trois membres de l'ALN, Bernard Tricot et Edouard Mathon, témoins muets, assistent à l'entretien. Le général de Gaulle ne fait aucune proposition nouvelle. Selon Bernard Tricot :

Les visiteurs expliquent leur affaire, ils le font brièvement et bien. Le Général résume ses propositions publiques sur l'autodétermination. Mais, dit-il, il faut d'abord mettre fin aux combats. Le cessez-le-feu peut être conclu dans des conditions honorables pour chacun. Les fellaghas rappellent qu'ils ne veulent pas apparaître comme des faux-frères ; ils se rendent bien compte qu'ils ne pourront pas entrainer d'un seul coup toute l'ALN d'Algérie, mais ils voudraient du moins que le cessez-le-feu partiel soit aussi large que possible. A cette fin ils désirent pouvoir prendre contact avec la wilaya III en Kabylie ; ils demandent en outre qu'on leur facilite un voyage à Tunis, afin qu'ils puissent mettre le GPRA en face de ses responsabilités…………………………………………………….
Le Général accepte de faciliter les contacts avec la wilaya III, refuse le déplacement à Tunis, qui présentait pour les intéressés des dangers évidents, mais se déclare prêt à faire transmettre un message des chefs de la wilaya IV aux dirigeants extérieurs de la rébellion. Si Salah accepte son offre.
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Le Général conclut l'entretien en évoquant l'avenir de l'Algérie et la contribution que tous les habitants devront apporter à son développement ; il affirme la volonté de la France de poursuivre son aide à ce pays. Enfin et surtout, il annonce à ses visiteurs que, dans peu de jours, il renouvellera publiquement son offre de discussion en vue de permettre l'exercice de l'autodétermination. C'est ce qu'il devait faire dans son discours du 14 juin 1960.(29)
29 TRICOT Bernard, Les sentiers de la paix, Algérie 1958/1962, Plon, 1972, pp. 175-176. En fait l'acceptation de Si Salah ne fut finalement que de pure forme. La suite des évènements rendit caduc cet accord.

Ce texte amène toutefois quelques remarques, car il nous paraît contradictoire avec les affirmations de Bernard Tricot lui-même dans sa relation de l'évènement. En effet il justifie le refus des représentants du gouvernement d'autoriser les chefs de la wilaya 4 à rencontrer Ben Bella, au motif qu'à la suite de la visite des chefs fellaghas à l'île d'Aix les autres dirigeants du FLN seraient avertis du projet et prendraient les moyens de le faire échouer.(30) Il accrédite ainsi l'hypothèse que, de son côté au moins, il tenait à ce que ces discussions se fassent dans le plus grand secret et surtout à ce que les membres du GPRA de Tunis ne fussent pas prévenus. Si l'on va au bout de cette idée il n'est pas déraisonnable de penser que Si Salah et ses compagnons pouvaient très bien interpréter le renouvellement public de son offre de discussion en vue de permettre l'exercice de l'autodétermination comme une nouvelle offre de "paix des braves" et non comme une porte ouverte au GPRA. A l'appui de cette hypothèse le fait que le Général refuse le déplacement à Tunis, qui présentait pour les intéressés des dangers évidents. Alors pourquoi affirmer que Si Salah était au courant de cette ouverture vers le GPRA ?
Même s'il ne souhaitait surtout pas paraître comme un dissident, nous avons vu en quelle estime lui et les combattants des djebels tenaient ces révolutionnaires de palace. Enfin nous trouvons la conclusion de Bernard Tricot presque désinvolte quand on sait que cette affaire entraîna une nouvelle épuration sauvage dans les rangs de l'ALN et la mort des hommes avec lesquels il avait tout de même passé un certain temps. Faire passer Mohammed pour un demeuré ne sachant pas si c'est quand le feu est rouge ou quand il est vert qu'on passe,(31) nous apparaît même à la limite de la décence. En tout cas il fait ici preuve d'une certaine condescendance vis-à-vis de ses interlocuteurs.

30 TRICOT Bernard, Les sentiers de la paix, Algérie 1958/1962, Plon, 1972, p. 172.
31 TRICOT Bernard, Les sentiers de la paix, Algérie 1958/1962, Plon, 1972, p. 177. D'autant que Bernard Tricot nous dit que Mohamed avait travaillé dans les mines de Belgique

Ce qui est sûr, c'est que l'on est visiblement loin des attentes des djounouds qui avaient pris le risque de contacter les autorités françaises. Tout ce qu'on leur proposait était, pour eux, acquis grâce à leurs sacrifices et leur combat. Depuis maintenant neuf mois, le Général martelait officiellement aux Algériens qu'ils avaient acquis le droit à l'autodétermination et celui de fixer leur avenir. Point n'était besoin de venir jusqu'à l'Elysée pour se l'entendre une nouvelle fois confirmer. Qu'en était-il du sort des combattants, de l'Assemblée élue, de la Force locale qui avaient fait l'objet des discussions préalables ? Il est possible que, malgré toute leur détermination et la foi en leur combat les trois hommes aient été impressionnés de se trouver face à la stature du général de Gaulle et que leur préoccupation première fut de ne pas paraître insignifiants à ses yeux. Ce fut d'ailleurs la question lancinante qui revint et qui fut posée aux interlocuteurs français : "Avons nous été bien ?".
Ce qui est sûr c'est que tout le poids de la réussite reposait sur leurs seules épaules. Du côté français on se contentait d'attendre. La seule information que les membres de l'ALN obtinrent c'était, nous l'avons vu, que le Général devait relancer publiquement son offre de discussion. Il est troublant de constater que, alors qu'il avait en face de lui des hommes très remontés contre l'organisation extérieure, il leur fasse part de sa décision de relancer directement le GPRA. Même si, selon Bernard Tricot, ils avaient accepté l'envoi d'un message à la direction extérieure, il est probable qu'ils devaient penser être maîtres de l'opportunité de cet envoi.
Il est non moins troublant de lire les affirmations de Rémy Madoui alias Sid Ali quand il affirme que l'état-major de la wilaya avait informé le GPRA, par écrit encore une fois, de son intention d'entamer des négociations avec le gouvernement français si aucune suite n'était donnée à l'offre de de Gaulle.(32)

32 MADOUI Rémy, J'ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l'OAS, Seuil, 2004, p. 257. Rémy Madoui de son nom de guerre Sid Ali fut, par ses révélations lors de son ralliement, à l'origine de la capture du capitaine Abdellatif. Rémy Madoui persiste qu'il est donc inexact d'alléguer que cette rencontre avec de Gaulle était faite secrètement, en dehors des autres instances du FLN et que les officiers de la wilaya 4 voulaient obtenir l'aman, se rallier, rendre les armes et convaincre les autres wilaya d'en faire autant (p. 258).

Dans son enquête fils de Si Salah, Rabah Zamoum, confirme que Lakhdar et Halim auraient écrit au GPRA en sollicitant l'autorisation d'engager des discussions dans le cadre de l'autodétermination.(33) Ce courrier aurait été envoyé après la première entrevue de Médéa et alors que Si Salah venait juste d'être informé par ses subordonnés de leur initiative de rencontrer des émissaires français. Il avait en effet adressé un courrier au GPRA, au nom du Conseil de Wilaya à la suite de la réunion de janvier. Mais, dans cette lettre, il n'était fait aucune mention d'une initiative de prise de contact avec les autorités françaises :

Certainement, la réception de cette lettre sera pour vous quelque chose d'insolite, bien que ce qui devrait être insolite … c'est le silence qui a toujours existé. Opportune et nécessaire en ce sens, qu'en ce moment décisif du choix, elle contribuera à chasser les incompréhensions réciproques, à calmer certaines inquiétudes légitimes issues de la coupure entre vous et nous, à assurer les liens qui n'auraient jamais dû se relâcher, enfin à obtenir une communion plus harmonieuse des idées et des actes qui influeraient heureusement sur le devenir de la Révolution et du futur Etat algérien. Comme vous le savez, les combats ont durement éprouvé notre encadrement. A cause de cela, et en vertu de la légitimité que nous ont léguée nos aînés disparus, et parce que nous vivons dans notre chair la révolution, nous sommes en droit de vous exprimer les espoirs et les craintes de la totalité des cadres et soldats de l'Armée de Libération Nationale.
Nous n'avons pas eu l'occasion de nous adresser à vous et pour nous cette première prise de contact doit être un fait capital, non seulement pour l'issue heureuse des combats, mais ce qui est le plus important, sur la préparation de notre peuple à des conceptions de vie politique, économique et sociale dignes des idéaux qui animent les martyrs algériens.(34)
33 ZAMOUM Rabah, Si Salah. Mystère et vérités, Casbah Editions, 2005, 2006, p. 158. Rabah Zamoum se réfère à ONM qui est une revue algérienne Résolutions politiques 1959-1962 W.4 V. 1, p. 202. C'est le seul auteur a cautionné les affirmations de Rémi Madoui. Que ce soit Mohamed Teguia qui estime que les chefs de maquis, insuffisamment politisés, étaient proprement manipulés par une véritable meute de loups (L'Algérie en guerre, OPU, Alger, s.d., p. 547) ; Pierre Montagnon qui révèle dans son ouvrage l'affaire Si Salah les correspondances échangées entre les membres des maquis et leurs propos peu amènes concernant le GPRA ; Sadek Sellam qui dans son étude sur "la situation de la wilaya 4 au moment de l'affaire Si Salah" (Militaires et guérilla dans la guerre d'Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Editions Complexe 2001, p. 183), rapporte les propos du commandant Lakhdar, traitant dans son rapport les membres de l'ALN extérieure et le GPRA de "ramassis d'aventuriers de Tunis", pour ne citer que ces exemples. Remy Madoui confirme qu'il est donc inexact d'alléguer que cette rencontre avec de Gaulle était faite secrètement, en dehors des autres instances du FLN et que les officiers de la wilaya 4 voulaient obtenir l'aman, se rallier, rendre les armes et convaincre les autres wilaya d'en faire autant (p. 258). Nous pouvons aisément le suivre sur la deuxième partie de son affirmation, encore que, vues les circonstances, les hommes des wilaya étaient arrivés à un point de non-retour et qu'ils jugeaient que leur combat n'avait plus vraiment de raison d'être.
34 ZAMOUM Rabah, Si Salah. Mystère et vérités, Casbah Editions, 2005, 2006, p. 147. La lettre est reproduite intégralement dans l'ouvrage. Elle est datée du 25 février 1960.

Ce qui était clair par contre c'était que les officiers de la wilaya 4 entendaient revenir aux principes édictés lors du congrès de la Soummam : prédominance du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. On le voit, si le conseil de wilaya avait donné lieu à un courrier au GPRA il n'était nullement question de contact avec les autorités françaises. La volonté de Si Salah de constituer un front commun des wilaya de l'intérieur était manifeste. Le même jour il écrivait au capitaine Mustapha Benoui, chef de la wilaya 1 et au lieutenant Hocine Abdeslam, chef de la zone 1 de la wilaya 1. Au premier pour lui annoncer la venue des commandant Halim et Lakhdar afin de discuter certains problèmes d'actualité qui nécessitent un échange de vue réciproque :

Cher frère je te prie de bien vouloir admettre qu'il est absolument nécessaire d'étudier les problèmes qui concernent notre Révolution. Vu les difficultés qui existent entre l'intérieur et l'extérieur, faut-il laisser l'ennemi nous réduire à un isolement complet ? A nous maintenir dans un état de dislocation complète entre Wilaya ? A ne pas essayer de oordonner nos vues du moins en attendant de coordonner nos actions quant à la tactique et de nous entraider matériellement si possible ? Il ne faut pas qu'on en arrive au dicton impérialiste qui dit "diviser pour régner".(35)
35 Ibid, p. 149. La lettre est reproduite intégralement dans l'ouvrage. Elle est datée du 25 février 1960.

Au second pour lui dire son identité de vues :

J'ai toujours dans mes archives ta dernière lettre. J'estime qu'elle mérite d'être consrvée tant son contenu est plein de franchise et de sincérité. Elle a eu beaucoup d'effet sur nous, crois-le-bien, d'autant plus qu'il se révèle que nous avons pour ainsi dire, les mêmes points de vue. Il s'agit d'une chose fondamentale dans notre "Révolution" et qui est l'Union.(36)
36 Ibid, p. 149. La lettre est reproduite intégralement dans l'ouvrage. Elle est datée du 25 février 1960.

Si l'on y ajoute les contacts pris avec la wilaya kabyle on ne peut taxer d'utopique l'idée d'une adhésion totale et irrévocable pour agir de concert dans le sens de l'intérêt national,(37) d'une grande partie des officiers de l'intérieur.

37 ZAMOUM Rabah, Si Salah. Mystère et vérités, Casbah Editions, 2005, 2006, p. 146.

Après la rencontre de l'Elysée, les choses ne traînèrent pas. Une nouvelle entrevue eut lieu le 18 juin à Médéa entre les mêmes protagonistes. Si Salah, fidèle à sa parole, rencontra Mohand-Ou-el-Hadj le chef de wilaya kabyle. Personne ne sait ce qui s'est dit entre les deux hommes et si "le vieux", comme le surnommaient les djounouds, avait ou non approuvé la démarche de Si Salah. Il est resté le seul protagoniste vivant de cet épisode du côté algérien mais, comme ses homologues français, il n'en a rien dit. Il faut bien comprendre qu'il avait encore plus de raisons qu'eux de rester silencieux sur le rôle qu'on pouvait lui prêter. Si Mohamed, déjà réticent, fit volte face. Il fit exécuter le Commandant Lakhdar le 20 juin et les capitaines Abdellatif et Halim quelque temps plus tard. Quant à lui il fut éliminé en août 1961, à Blida, par un commando spécial du 11ème Choc, en pleine trêve décidée par le seul gouvernement français. La notoriété dont jouissait Si Salah lui sauva momentanément la vie. Même s'il conserva son arme, il fut destitué et jamais plus laissé seul. Il fut abattu accidentellement le 18 juillet 1961 dans un accrochage mettant aux prises l'escorte qui était chargée de le conduire en Tunisie auprès des membres du GPRA afin de répondre de son action et le commando Gaston de l'armée française.(38) Ces derniers mots furent pour stigmatiser la "trahison" du général de Gaulle.
Curieusement ce dernier ne consacre que quelques lignes à cet épisode dans ses mémoires :

Déjà, en juin 1960, les chefs de ce que les rebelles appellent la Wilaya IV, c'est-à-dire l'Algérois, avaient demandé à traiter d'un cessez-le-feu pour leurs bandes. J'avais fait venir à Paris en grand secret et reçu moi-même avec égards ces délégués : deux "militaires" Si Salah et Si Lakdar et un "politique" Si Mohammed. M'ayant vu et entendu, ils s'étaient montrés très désireux d'arriver à un arrangement, très assurés d'entraîner dans la bonne voie la plupart de leurs camarades et, en dépit de mes mises en garde, très convaincus d'obtenir le consentement tacite des dirigeants du "Front". Il est vrai, qu'après plusieurs mois d'allées et venues à travers les maquis et, sans doute, l'intervention de l'organisme suprême, le responsable "politique" avait fait assassiner les deux autres. Mais la tentative en disait long sur l'ébranlement moral que mes propositions suscitaient chez les combattants.(39)
38 Selon Gaston, Si Salah aurait accusé formellement le général de Gaulle de trahison : "De Gaulle nous a trahit. C'est lui le responsable de mon sort". MONTAGNON Pierre, L'affaire Si Salah, Pygmalion, Collection "Secret d'Etat", 1987, p. 143.
39 DE GAULLE Charles, Mémoires d'espoir, "Volumes Plon", 1994 et 1999, p. 83. Visiblement le Général n'avait pas la volonté de revenir plus en détail sur cette affaire. Il se trompe même confondant les attributions respectives des protagonistes du FLN. Si Mohamed était un responsable militaire et non politique. C'est Si Salah qui était le responsable politico-militaire de la wilaya.

Le moins que l'on puisse dire c'est que le Général prend beaucoup de liberté avec la vérité historique dans cette affaire.
Il parait peu probable que Si Salah et ses compagnons fussent très convaincus d'obtenir le consentement tacite des dirigeants du "Front" quand on sait le climat de véritable guerre civile qui régnait à ce moment entre les wilaya et l'extérieur. D'autre part les exécutions orchestrées par Si Mohammed furent probablement une conséquence directe de l'appel à la négociation lancée par le Général quelques jours seulement après l'entrevue de l'Elysée. Il a déclenché chez le responsable "politique" un légitime besoin de se couvrir vis-à-vis des dirigeants extérieurs dont l'expression de la justice manquait singulièrement de nuances. La suite des événements est rapportée de la même manière, à quelques nuances près, par tous les auteurs traitant de cette affaire. C'est vers les motivations des acteurs, leurs intentions, leurs pensées cachées que se tournent les interrogations. Tous les ouvrages portant sur la guerre d'Algérie consacrent un développement plus ou moins étoffé à cette affaire, aucun n'apporte des réponses vraiment satisfaisantes aux questions soulevées. Le général de Gaulle a-t-il sciemment ou non torpillé l'accord passé entre les officiers de la wilaya 4, le commandant Si Salah Zamoum, chargé des renseignements puis chef en titre de la wilaya, le commandant Si Lakhdar Bouchama, chargé des liaisons, le commandant Si Mohamed Bounaama, chargé des affaires militaires, et les représentant français, émissaires de l'Elysée, Bernard Tricot et le colonel Edouard Mathon après leur visite à l'Elysée dans la nuit du 10 au 11 juin 1960 ? Les membres du GPRA ont-ils été informés de cette négociation ? Et surtout par qui et/ou comment ?

Du côté de l'ALN, donc, les choses apparaissent claires. Si Mohamed(40), réticent dès le début, avait senti, dès l'entrevue de l'Elysée, que la formule ne pouvait fonctionner. Le général de Gaulle, en tendant la main au GPRA, condamnait de facto l'initiative des officiers de l'ALN. Il a donc agi comme un responsable en coupant court aux tergiversations des uns et à la "trahison" des autres. En employant la méthode radicale de l'exécution des principaux protagonistes de l'opération il évitait à certains la tentation de rejoindre le camp de Si Salah. Pour ajouter au mystère qui entoure cette affaire, Mohammed Harbi, dans son dernier ouvrage consacré à ses mémoires affirme que les émissaires du GPRA étaient ignorants des contacts de Si Salah avec les Français :

L'échec des négociations de Melun (27-29 juin 1960), au cours desquelles les plénipotentiaires du GPRA – Mohammed Benyahia, directeur de cabinet d'Abbas, et Ahmed Boumendjel, directeur du ministère de l'information – apprirent, ébahis, de la bouche de leurs interlocuteurs français les contacts entre les chefs de la Willaya IV, dont le colonel Si Salah, et le général de Gaulle pour une "paix des braves" avaient tétanisé nos dirigeants.(41)
40 Alors que des contacts préparatoires avaient eu lieu, Si Mohamed, ignorant tout, avait diffusé une directive pour l'intensification des coups de main contre les colonialistes français dans les villes et campagnes par des commandos ALN, daté du 13 mars 1960. Fac-similé dans TEGUIA Mohamed, L'Algérie en guerre, OPU, s.d., p. 736.
41 HARBI Mohammed, Une vie debout, Mémoires politiques, Tome I : 1945-1962, La Découverte, 2001, p. 324-325

Vingt ans auparavant dans Le FLN, mirage et réalité, il indiquait bien que les contacts étaient faits à l'insu du GPRA mais il ne précisait pas que ses membres étaient ignorants de la démarche :

En juin 1960, au moment même où le GPRA et le Gouvernement français entraient en pourparlers à Melun, le commandant Si Salah (Zamoum Mohamed), lassé de ne recevoir aucune aide de l'extérieur ……. prend contact avec le général de Gaulle à l'insu du GPRA et essaye d'entraîner avec lui la wilaya III.(42).
42 HARBI Mohammed, Le FLN. Mirages et réalités. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Editions Jeune Afrique, 1980, collection "Le sens de l'histoire", p. 240.

Mohammed Harbi attribue ainsi l'échec des négociations à cette révélation laissant sans réaction les plénipotentiaires algériens. Il s'agit là d'une erreur historique. Melun a bel et bien été un échec non à cause de la "tétanisation" des Algériens mais bien à cause de l'intransigeance du général de Gaulle agissant comme s'il ne voulait pas, selon Michel Debré, que la négociation s'amorce :

En juin 1960, j'ai regretté l'interruption des premières négociations avec les représentants de la rébellion à Melun et la position alors trop intransigeante du Général : il avait le sentiment d'avoir en face de lui des irresponsables et a obstinément refusé d'engager des négociations politiques. Il voulait, avant toute chose, obtenir un cessez-le-feu, puis, après le cessez-le-feu, que les Algériens soient maîtres de leur décision.(43)
43 DEBRE Michel, Entretiens avec le général de Gaulle, 1961-1969, Albin Michel, 1993, p. 19-20.

Cette fermeté est attestée par l'étude récente de Gilbert Meynier :

Elle [l'entrevue] eut lieu à Melun le 26 juin, avec le général de Gastines, le colonel Mathon et un ancien contrôleur civil au Maroc, Roger Moris, dans des conditions qui firent ressortir la grande distance qui séparait encore Français et Algériens : à leur arrivée, les délégués algériens furent accueillis un peu comme des quémandeurs de paix des braves. Ils se virent remettre un sauf-conduit garantissant leur sécurité, et non un sauf-conduit diplomatique, ce qui attira de violentes protestations de Boumendjel : ce n'est pas ainsi que l'on traitait des émissaires d'un gouvernement légitime. Ensuite, les représentants du GPRA furent enfermés dans la préfecture de Melun sans aucune possibilité de contact, ni avec la presse, ni avec les historiques/ministres, ni avec l'extérieur, sauf avec le GPRA à Tunis. Ce fut l'échec au bout de trois jours d'un dialogue de sourds : les Français posaient les conditions d'un cessez-le-feu quand les Algériens prétendaient discuter des conditions d'application de l'autodétermination.(44)
44 MEYNIER Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954 – 1962, Fayard, 2002, p. 623. La présence du colonel Mathon dans les rangs de la délégation française ne pouvait être fortuite car il avait participé depuis le début aux négociations avec la wilaya 4.

Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour connaître la position du GPRA. Contrairement à celle du gouvernement français, celle-ci n'avait pas varié. Elle était dans la droite ligne de la déclaration du 1er novembre 1954. Le FLN restera toujours sur cette ligne. Cette attitude n'avait rien à voir avec l'intransigeance de circonstance de la position française du moment :

Melun fut finalement un succès qu'engrangea le FLN : la presse internationale ne fut pas tendre avec les positions françaises : de Gaulle en était encore à exiger une quasi-reddition. Le GPRA fut généralement salué pour son réalisme tandis que la France fut davantage isolée.(45)
45 Ibid, p. 623.

La teneur du communiqué français ne pouvait qu'entretenir l'illusion. Le Général s'en était tenu à ses positions d'une façon intransigeante, fermant, par là, toute chance d'ouvrir une porte sur une véritable négociation :

Au cours des entretiens qui ont eu lieu à la préfecture de Melun du samedi 25 au mercredi 29 juin, les représentants du gouvernement ont fait connaître aux émissaires de la rébellion algérienne les conditions dans lesquelles pourraient être organisés les pourparlers en vue, conformément aux propositions faites par le général de Gaulle, de trouver une fin honorable aux combats qui se trainent encore, de régler la destination des armes, et d'assurer le sort des combattants. Ces entretiens préliminaires étant maintenant terminés, les émissaires doivent repartir incessamment pour Tunis.(46)
46 L'Echo d'Alger, jeudi 30 juin 1960. Souligné par nous.

Du côté français, aucun doute, les émissaires de la rébellion étaient venus à Melun pour s'entendre énoncer les conditions d'un cessez-le-feu, conformément aux propositions faites par le général de Gaulle. Il est tout de même curieux qu'il ait fallu cinq jours pour ce faire.

De ce fait, les plénipotentiaires du GPRA n'auraient pu être tétanisés par une révélation qui ne pouvait, en aucun cas, en être une. Selon Henri Jacquin, chef du BEL au moment de l'affaire et y étant directement impliqué :

Le GPRA n'ignorait rien de l'état d'esprit des chefs de la wilaya 4. Le 26 mars, quarante-huit heures avant la première entrevue de Médéa, M. Michelet a fait savoir à Krim Belkacem que Si Salah proposait un cessez-le-feu séparé, insistant pour que le GPRA, revenant sur sa position du 21 novembre, accepte enfin la négociation proposée par le général de Gaulle.(47)
47 JACQUIN Henri, La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, p. 267.

Que cette version fût exacte ou non, en aucun cas les émissaires du FLN ne pouvaient ignorer que l'état-major complet de la wilaya 4 fut en dissidence. Les divers messages, rapports ou lettres en provenance de l'Algérois ne laissaient aucun doute à ce sujet. La décision, prise en janvier 1960, d'envoyer Ben Chérif pour y rétablir l'ordre montrait à quel point ils étaient préoccupés par cette situation qui n'était d'ailleurs pas l'apanage de la seule wilaya 4. Il était impératif pour eux de ne pas laisser perdurer une situation qui mettait en péril l'avenir même de la révolution. Qu'ils n'aient pas imaginé un seul instant que les combattants de l'intérieur puissent avoir la tentation de traiter directement avec les autorités françaises n'est pas crédible à notre sens. D'autant que, à la veille même des entretiens de Melun un article paru dans Le Monde daté du 23 juin 1960 les avait probablement dessillé :

Le commandement FLN de l'Algérois aurait décidé de cesser toute action contre les populations civiles
Une lettre à en-tête du "Front de Libération nationale, wilaya 4" est parvenue au "Monde" dans la matinée de mercredi [22 juin]. L'enveloppe porte le cachet de la poste de Blida et la date du 21 juin 18h.
Ce document - dont il est impossible de garantir d'aucune façon l'authenticité – spécifie notamment. "En ces heures cruciales et décisives où se joue l'avenir non seulement de l'Algérie, mais de la France, au moment où pour le sombre drame algérien, semble poindre l'éclaircie susceptible de ramener la paix dans les coeurs et les esprits de tous les habitants de notre patrie déchirée, le commandement général de la wilaya 4 (Algérois) ordonne à toutes les unités fidaïyounes, de cesser toutes activités contre les établissements publics à clientèle essentiellement civile, contre les véhicules et personnes civiles musulmanes et européennes à dater du 15 juin 1960.
"Cette décision applicable et déjà appliquée sur toute l'étendue du territoire de la wilaya 4 et plus particulièrement dans la région Sahel-mitidja, a été prise dans un but d'apaisement, et pour enlever aux organisations extrémistes européennes, tout prétexte de nuire à la bonne marche des négociations franco-algériennes. En conséquence, le commandement général de la wilaya 4 décline toute responsabilité en ce qui concerne d'éventuelles provocations dans les journées à venir…"
La lettre porte la signature des "commandants" Mohamed, Salah, Lakhdar, Halim.(48)
48 Le Monde, jeudi 23 juin 1960. Compte tenu des habitudes de parution du journal, celui-ci se trouvait en kiosque à Paris à partir du mercredi 22 juin 12h. Fidaïyounes = volontaires pour les missions dangereuses. Souligné par nous. Dans ses mémoires (La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, p. 266), le général Henri Jacquin confirme l'authenticité de la lettre : Mais au passage à Blida, Si Salah a demandé au chef du BEL de s'arrêter pour poster trois lettres destinées à l'Echo d'Alger, au Monde et au Journal d'Alger. Il s'agit d'un communiqué : "La wilaya 4 décide de mettre un terme aux attentats contre les civils". Bien entendu il faut saisir cette information avec toutes les précautions d'usage car le général Jacquin, en d'autres occasions, n'a pas toujours apporté des informations très fiables, notamment en ce qui concerne par exemple l'entrée sur le territoire algérien de Bencherif, dépêché par le GPRA pour régler le problème de la wilaya 4. Mais après tout, authentique ou non, cette lettre ne pouvait qu'éveiller l'attention des dirigeants du GPRA sur des tractations qui n'auraient pas eu leur aval.

Au moment où cet article est publié on ne peut encore parler de négociations franco-algériennes car l'émissaire du FLN chargé de préparer l'entrevue était encore à Tunis. Il semble impensable que les dirigeants du GPRA n'aient pas eu l'éveil d'un soupçon quand on connaît toutes les péripéties qui ont agité les relations entre eux. Péripéties est d'ailleurs un euphémisme, le terme de véritable état de guerre serait plus approprié. Il paraît aussi peu probable, qu'avec les remous provoqués par toute cette agitation dans les territoires des wilaya, aucune fuite ne se soit produite, même si l'on sait que les communications entre l'Algérois et Tunis étaient difficiles voire parfois impossibles. D'autant que le lendemain L'Echo d'Alger, le matin et Le Monde, à midi se faisaient l'écho d'une conférence de presse tenue à Alger lors de laquelle le commandant Maire, porte-parole de l'état major, confirmait l'information :

L'Echo d'Alger :
Dans un but "d'apaisement"
Les chefs de la Wilaya 4 auraient ordonné de cesser les attentats contre les civils, déclare-t-on à l'Etat-Major
"L'activité de nos forces est restée vive sur tous les plans opérations et pacification au cours des dernières 48 heures" a déclaré hier soir le porte-parole de l'Etat-Major.
……………………………………………………………………………………
"On constate, a poursuivi le porte-parole, un certain trouble dans les maquis. Contrairement aux ordres donnés par le GPRA, certains chefs rebelles ont refusé de poursuivre l'action terroriste. Par exemple, en willaya 4, deux responsables : Salah et Moktar (dans un but d'apaisement) ont donné l'ordre que cessent les attentats contre les civils ou les biens privés.
"Ces ordres contreviennent aux ordres donnés par exemple à Oujda par le chef Slimane [Kaït Ahmed] qui a décidé au contraire d'accroître les actions terroristes."
Le porte-parole de l'état-major en conclut que les dissensions opposent l'intérieur à l'extérieur lequel considèrerait le terrorisme "comme un élément de marchandage".
NDLR : Les ordres en tout cas donnés, dit-on le 15 juin, n'ont pas empêché à Sidi-Aïssa, lundi dernier, un attentat à la bombe qui a fait un mort (harki) et 11 blessés, dont 5 civils.(49)
49 L'Echo d'Alger, jeudi 23 juin 1960. Le NDLR est en caractères gras dans l'article.

Le Monde :
Le porte-parole de l'état-major confirme que les chefs FLN de l'Algérois ont ordonné l'interruption des actions contre les civils
Alger le 23 juin : Le commandant Maire, nouveau porte-parole de l'état major d'Alger, a évoqué dès le début de la conférence de presse qu'il a tenu mercredi soir "certains troubles survenus dans le maquis".
"Contrairement aux ordres qu'ils ont reçus, a-t-il dit, certains chefs refuseraient de poursuivre l'action terroriste. Ainsi Salah, Moktar de la wilaya 4 (Algérois) auraient donné des ordres en ce sens à leurs hommes. Ces ordres contredisent ceux du "GPRA" et plus encore les instructions donnnées par Slimane, représentant à Oujda de Boumedienne, chef d'état major de l'ALN, qui a prescrit aux bandes de l'intérieur d'intensifier leur action".
Comme on lui demandait si ces propos devaient confirmer l'authenticité de la lettre publiée le jour même par "Le Monde" le commandant Maire a répondu : "Je ne me réfère pas à la lettre du "Monde" que je ne connais pas". Pour expliquer comment l'état major avait eu connaissance des instructions diffusées par les chefs de la wilaya 4 il a simplement ajouté : "Vous savez ils écrivent beaucoup."
Le porte-parole a toutefois déclaré qu'il avait toutes les raisons de croire authentique la lettre adressée au "Monde". Quant à savoir si les dites instructions ont été suivies d'effet, le commandant a répondu : "Pas tout à fait mais les transmissions d'instructions chez les rebelles demandent toujours un certain temps." Il a au demeurant précisé que les autres wilaya n'avaient pas diffusé d'instructions analogues et que si l'activité rebelle restait faible aux frontières, en revanche les actions rebelles dans l'intérieur, pour la journée du 21 juin, ont été légèrement supérieures en nombre à la moyenne des derniers jours du mois : trente huit contre trente cinq. De même a-t-il dit, l'activité des forces de l'ordre ne s'est pas relâchée, tant sur le plan opérationnel proprement dit que sur le plan de la pacification.(50)
50 Le Monde, vendredi 24 juin 1960. L'article est signé Jean-Marc Théolleyre.

Le commandant Maire ne laissait planer aucun doute sur les motivations des chefs de la wilaya 4. Les membres du GPRA qui n'ignoraient rien de l'état d'esprit des combattants de l'intérieur, aux messages suffisamment explicites, ne pouvaient donc pas méconnaître ce fait lorsqu'ils se présentèrent à Melun pour prendre langue avec les envoyés du gouvernement français. Nous avons dit plus haut que leur rapidité à répondre à l'appel du 14 juin ne correspondait pas à leurs attitudes passées à la suite d'appels à la négociation venant du gouvernement français. Ce nouvel appel présentait pour eux un double avantage. Tout d'abord il faisait du GPRA un "interlocuteur valable" sinon l'unique représentant du peuple algérien aux yeux de l'opinion internationale, reconnaissance après laquelle les membres de l'organisation extérieure couraient depuis la création du GPRA sans y parvenir. Ensuite il faisait savoir aux combattants de l'intérieur que le choix du général de Gaulle se portait, à leur détriment, sur les révolutionnaires de palace. De plus elle avait pour effet majeur d'augmenter le poids de l'ALN aux frontières au détriment des wilayas.(51) La suite de l'article du Monde nous permet d'ajouter un indice supplémentaire au fait que les envoyés du GPRA ne pouvaient pas au moins se poser des questions :

A propos de tracts invitant les rebelles à se rendre
Le commandant Maire a été également interrogé sur les rumeurs circulant à Tunis et selon lesquelles des tracts auraient été lancés sur les djebels, déclarant en substance : "Vos chefs se sont rendus au général de Gaulle, faites comme eux, rendez vous". Le porte-parole a démenti cette information précisant : "Il n'est pas besoin de tracts de ce genre. Les combattants savent depuis longtemps qu'ils peuvent se rallier quand ils veulent et rejoindre leur famille." Officieusement toutefois et sans qu'il soit question de tracts rédigés dans les termes indiqués, on n'exclut pas absolument que des incitations au ralliement aient pu être localement diffusées.
51 HARBI Mohammed, Le FLN. Mirages et réalités. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Editions Jeune Afrique, 1980, collection "Le sens de l'histoire", p. 241.

Il serait surprenant que de tels articles aient échappé à la vigilance des responsables FLN qui faisaient de la lecture de la presse en général et du Monde en particulier un exercice quotidien. L'influence "néfaste" du Monde était d'ailleurs régulièrement dénoncée dans les rapports des SAU. On ne peut penser un seul instant que les représentants du GPRA purent penser que des phrases telles que "Les combattants savent ….leur famille" s'adressaient à eux.
Restent les motivations et l'attitude du Général dans cette affaire. A notre avis c'est bien là que se dissimule le noeud de "l'affaire Si Salah", non de savoir si les hommes du GPRA étaient informés et qui avait bien pu les prévenir que des tractations directes avaient eu lieu entre certains combattants de l'intérieur et le gouvernement français. Nous avons vu que devant la situation créée par la destruction et l'isolement des wilaya de l'intérieur, ils avaient décidé d'envoyer Ben Chérif dans la wilaya 4 afin d'en reprendre le contrôle. Ils connaissaient parfaitement l'influence démoralisatrice que cet isolement avait engendrée sur les moujahidine. Il est impensable qu'ils n'aient pas envisagé l'hypothèse d'une négociation directe entre les hommes des wilaya et le gouvernement français à la suite des propositions appuyées du Général en faveur d'une paix des braves. Même s'ils n'étaient pas véritablement informés au moment des entretiens de Melun, en aucun cas cette nouvelle ne pouvait les tétaniser.

Nous sommes surpris du peu de résonance de cette affaire dans l'historiographie de l'histoire du conflit. Elle constituait pourtant un fait unique. Le Général, qui n'avait jamais voulu reconnaître et encore moins rencontrer directement des émissaires du FLN, avait reçu à l'Elysée des combattants ennemis. Nous pouvons raisonnablement penser que cette rencontre s'articulait dans un plan précis. Quel était ce plan ? Avait-il l'intention d'amener la discorde chez l'ennemi ? En toute hypothèse il n'avait pas un grand effort de stratégie à faire pour arriver à ses fins. Il était parfaitement au fait des difficultés que rencontraient les combattants des maquis pour seulement continuer d'exister. Ce qui est troublant c'est la précipitation avec laquelle il a remis en selle le GPRA quelques jours seulement après avoir reçu les chefs de la wilaya 4. Même s'il avait eu l'intention de jouer l'extérieur contre l'intérieur il n'est point obligé d'être un fin stratège pour comprendre qu'il eut été préférable d'aller au bout de l'opération Tilsit avant d'avancer un nouveau pion. La réussite ou l'échec de Si Salah à rallier la wilaya kabyle permettant "d'ajuster" le prochain coup. En toute hypothèse nous pouvons penser que ce ralliement était en bonne voie quand on constate l'attentisme bienveillant de Mohand Ou el Hadj à son égard lors de leur rencontre de juillet. D'ailleurs, du côté FLN les responsables n'étaient pas dupes de sa position : Il ne semble pas que le commandant Mohand Oul Hadj ait fait preuve de fermeté politique à l'égard de Si Salah et de ses amis. Il s'en justifie en ces termes dans une lettre au commandant Si Mohammed. Notre wilaya "qui les a accueillis en frère a été l'objet de leurs criminelles visées. Pendant leur séjour chez nous, après qu'ils m'ont appris leurs contacts avec l'ennemi, j'ai pu surmonter ma fureur et mon indignation. Ignorant de quel crédit jouissaient ces responsables et dans quelle mesure ils étaient suivis dans cette voie où ils s'étaient engagés, j'ai jugé bon de ne rien brusquer afin de ne pas rompre avec votre wilaya. Les esprits mal intentionnés auraient alors interprété cette attitude comme une provocation et pris prétexte de cela pour…. entretenir un climat sinon de haine, du moins de méfiance entre nos deux wilayas".(52)
52 HARBI Mohammed, Le FLN. Mirages et réalités. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Editions Jeune Afrique, 1980, collection "Le sens de l'histoire", p. 240-241.

Le moins que l'on puisse dire c'est que Mohand Ou-el-Hadj connaissait parfaitement toutes les subtilités de la langue française. Même s'il était familièrement appelé "le vieux" ou "le sage" en raison de son âge (50 ans), sa réserve semblait pour le moins curieuse eu égard à l'ambiance du moment dans les wilayas. D'autant que le Général avait un pied dans chaque camp. Devant le peu d'engouement que son appel à la paix des braves avait suscité à ses yeux, il aurait secrètement pris contact avec le GPRA par l'intermédiaire de trois ministres Boulloche, Buron, Michelet. Edmond Michelet aurait même adressé une lettre à Krim Belkacem dans laquelle il précisait :

Le général de Gaulle reconnaîtra l'indépendance de l'Algérie si le GPRA accepte la présence d'éléments représentatifs de la population européenne dans un gouvernement qui pourrait s'installer tout de suite après le cessez-le-feu. Krim s'est précipité chez Ferhat Abbas pour lui annoncer que l'affaire était dans le sac et qu'on se passerait de l'autodétermination.(53)
53 JACQUIN Henri, La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, p. 253-245. C'est un informateur qu'il appelle Bouzdirah qui lui fait cette révélation en novembre 1959. Bouzdirah était à Tunis au côté de Krim Balkacem. Le général Jacquin qualifie lui-même d'extraordinaire ce renseignement.

Est-ce cette lettre qui a incité Ferhat Abbas à lancer son appel du 17 février 1960 en direction des Français d'Algérie ? Il n'est pas interdit de le penser dans l'hypothèse où cet appel était destiné à être décrypté plutôt par les responsables politiques français que par ceux auxquels il était censé être lancé. A cet égard la réponse apportée par Lakhdar Bentobal à une question posée lors d'une tournée qu'il effectuait au Maroc dont l'objet était la communication des résultats des travaux du "Conseil national de la révolution algérienne" de Tripoli était dénuée de toute ambiguïté :

Q : L'appel de Ferhat Abbas aux Européens d'Algérie signifie-t-il que dans l'Algérie indépendante, les Européens auront accès aux postes de responsabilités au même titre que les Algériens proprement dit ?
R : L'appel du GPRA ne proclame pas que les Européens d'Algérie seront d'office des citoyens algériens. Ils auront le choix. C'est une position tactique destinée à mettre en confiance des Européens dont la plus grande peur résulte de l'incertitude quant aux garanties qui assureraient leur situation et leurs biens dans une Algérie libre et indépendante. Par ailleurs, et pour être réalistes, nous pouvons être persuadés que le peuple algérien n'acceptera pas de placer un Européen ou un juif au sein du gouvernement ou à un poste de responsabilité ; ceci pour des raisons de confiance faciles à comprendre. Le problème ne se pose pas à nous puisque le verdict appartient au peuple. Ce problème risque d'autant moins de se poser à nous que les Européens qui participent activement à la révolution ne représentent pas une tendance ou une fraction, mais des individualités (ce ne sont que des cas d'espèce, et c'est une chance pour nous).(54)
54 HARBI Mohammed, Les archives de la révolution algérienne, Editions Jeune Afrique, 1981, Document n° 56: "Questions et réponses lors d'une tournée de Lakhdar Bentobal au Maroc", questions 42, p. 298. Souligné par nous. En marge de l'affaire Si salah objet de ce chapitre nous pouvons tout de même souligner que les Européens d'Algérie avaient bien du mal à se faire reconnaître aussi bien comme Français que comme Algériens à part entière. Visiblement il n'y avait aucune place en Algérie pour tous ceux qui ne participaient pas activement à la révolution et encore, pour eux, la marge paraissait très étroite.

Comment le général de Gaulle a-t-il pu penser un seul instant que sa façon de procéder pouvait amener la solution la plus française ? Il ne fait aucun doute que seul le résultat, positif ou négatif, de l'action en cours pouvait éclairer une piste vers cette recherche de solution. En agissant ainsi il ne pouvait que "jouer contre la France". Il est probable que finalement c'est bien Challe qui avait raison lorsqu'à la question du procureur général Besson, "Pensez-vous que la responsabilité [de l'échec de l'affaire Si Salah] puisse être attribuée au gouvernement ?, il répondit : Je le pense, monsieur le procureur général. Je crois qu'il y a eu une faute de tactique".(55)
En effet la rencontre avec Si Salah n'avait été possible que par la conjonction de deux facteurs objectifs :

Primo : l'initiative sensationnelle du Conseil de la wilaya 4 consacre un succès incontestable du général de Gaulle. Les fellagha veulent traiter non avec l'armée, mais avec le chef de l'Etat. Ils répondent oui à la paix des braves et ils entrent dans les voies de l'autodétermination.
Secundo : tout cela se révèle possible grâce à l'efficacité du plan Challe. La wilaya 4, plusieurs wilaya voisines tombent presque à genoux. Les propos de Si salah, de Si Lakhdar, d'Halim, d'Abdellatif, chef local de la zone de Médéa, ne laissent aucun doute à ce sujet. Les uns et les autres le répètent à maintes reprises. A l'exemple de l'Elysée, ils voient "des combats qui se trainent et une lutte sans issue".
Par conséquent, seule, la conjonction des actes politiques et des actes militaires a pu conduire à l'approche du dénouement. Enchaînons les alternatives de raisonnements :
- Les militaires pensent qu'il suffit de tenir le dernier quart d'heure pour emporter la décision définitive sur le terrain ;
- A l'inverse, le général de Gaulle considère que l'affaire Si Salah, d'une importance capitale, ne suffit pas à résoudre le problème politique de l'Algérie.(56)
55 Le Monde, 31 mai 1961.
56 TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, colection "Voici Témoiganges", p. 341-342.

Contrairement à ce qu'avance Jean-Raymond Tournoux ces deux positions sont plus complémentaires qu'antinomiques. Aucun militaire à ce moment n'imaginait que le problème pouvait se régler uniquement sur le terrain. Lors de la tournée des popotes de mars, c'était bien ce que le Chef de l'Etat était venu dire à tous ceux qui étaient sur le terrain. "Par votre victoire sur le terrain vous me permettrez de proposer une solution qui soit digne de la France". Ce que tous les officiers avaient en tête c'était de ne pas renouveler l'épisode de Dien-Bien-Phu en Algérie. En cette mi-1960, ils savaient que cela ne pouvait se reproduire. Leur seule crainte était d'être "trahis" par les politiques. Tous les cadres de l'armée ne souhaitaient plus continuer de mettre leur vie en jeu pour "l'Algérie de papa". Nous pensons tout simplement, comme le général Challe, que le Général a commis une erreur tactique lourde de conséquence. Manifestement il pensait que la reddition était proche :

A Melun de Gaulle donne des instructions très dures, draconiennes, à nos délégués, M. Roger Moris et le général de Gastines. Le Chef de l'Etat se montre quasi intransigeant. Il veut tenir "la dragée haute" au GPRA. Il juge, à la fois, que l'opinion musulmane ne basculera pas tant que les dirigeants de Tunis seront tenus à l'écart, et que le ralliement de telles ou telle wilayas resteront des "péripéties", incapables d'apporter la solution au fond. En même temps, il pense qu'il a désormais en main toutes les cartes du jeu, et que le GPRA en passera là où il voudra. Quant à Si Salah et Cie, "ils reviendront".De Gaulle se croit en mesure de pousser tout le monde "dans la nasse".(57)
57 TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, colection "Voici Témoignages", p. 344.

Cette hypothèse apparaît la plus vraisemblable si l'on excepte celle de la forfaiture. Le général de Gaulle a commis un péché d'orgueil et a oublié dans son raisonnement quelques points importants. Le premier était que les officiers de la wilaya 4 ne venaient en aucun cas faire allégeance, puisqu'à plusieurs reprises ils ont sollicité sans succès d'aller quérir la caution morale de Ben Bella ; la deuxième était, comme nous l'avons montré, qu'il aurait dû tenir compte du fait que le GPRA ne pouvait ignorer ces conversations secrètes et que, de ce fait, il n'allait pas rester sans réaction. Le revirement de Si Mohammed en est la démonstration parfaite. Il est sûr que, à la vue des événements, les cadres de l'Armée pouvaient penser, en toute bonne foi, qu'on leur volait une nouvelle fois leur victoire. C'est aussi la thèse de Jean-Raymond Tournoux :

Pourtant, le général de Gaulle ne néglige rien de la tentative Si Salah. Qui connaît de Gaulle mesure le colossal effort sur soi-même que représente le fait de recevoir à la sauvette, à l'Elysée, des chefs de maquis. En réalité de Gaulle, comme d'habitude, méprise l'adversaire. Il croit tenir à sa merci le FLN et il veut agir en tirant les deux bouts de la ficelle : celle de l'organisation extérieure et celle des combattants de l'intérieur. En 1959 il avait prédit à M. Pinay, à différentes reprises : "Dans quinze jours, dans huit jours, ils arriveront ici, à genoux. Ce sera la capitulation." Le général Challe estime que le discours du 14 juin contrecarre les développements de l'affaire de la wilaya 4 ; Le général de Gaulle estime, en revanche, que les deux opérations se complètent.(58)
58 TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, colection "Voici Témoiganges", p. 345-346.

Le général Challe avait une vision claire de la situation en pensant, et il n'était pas le seul, que le discours du 14 juin était inopportun. Le général de Gaulle n'avait pas tort non plus quand il pensait que les deux opérations étaient complémentaires. Seules sa vanité et sa fatuité ont pu lui faire commettre une telle erreur d'appréciation. Laisser aller à son terme l'affaire Si Salah dans les conditions dans lesquelles elle s'était engagée n'était que bénéfice pour la France et un grand pas en direction de la solution la plus française qu'il était censé appeler de ses voeux. Sans faire de l'histoire-fiction, il paraît pour le moins probable que Mohand-Ou-el-Hadj ne demandait qu'à se laisser convaincre. L'armée avait la possibilité, elle l'a démontré par la suite, d'éliminer ceux qui auraient pu se mettre en travers de la route. Surtout il n'aurait pas donné le sentiment, somme toute justifié, qu'il privilégiait l'extérieur sur l'intérieur en lui donnant une légitimité après laquelle il courait depuis la création du GPRA en septembre 1958. Enfin on peut se demander comment le GPRA aurait pu avoir la possibilté d'agir alors que justement c'était le reproche majeur que faisaient aux révolutionnaires de salon, les officiers des wilayas de l'intérieur. En poussant le raisonnement on peut même se poser la question : "Y aurait-il eu les manifestations musulmanes de décembre sans cet épisode pour le moins malheureux ?" Ce serait certes un raccourci, on ne peut réécrire l'histoire. Nous pouvons dire, sans crainte d'être démenti, que cet échec a conforté les cadres de l'armée dans la conviction qu'une fois de plus les politiques les poignardaient dans le dos alors que la victoire était à portée de main. Que certains en aient tiré les conclusions qu'il fallait s'y opposer y compris par la force est finalement logique dans ces circonstances : Après l'échec concomitant de Melun et des pourparlers intérieurs, l'affaire d'Algérie change de cap à l'Elysée. Un autre processus est entamé. Privée de lumières, d'informations, des précisions sur l'avenir, l'armée, pour sa part, ne comprend plus. Le général Challe a donné sa parole d'honneur, au nom de la France, que l'Algérie ne serait pas abandonnée.
L'incompréhension réciproque, les malentendus progressent à pas de géant. M. Paul Delouvrier adjure le Président de la république d'ouvrir le dossier sous les yeux de l'armée. Pour de Gaulle, les affaires diplomatiques sont une chose, les affaires militaires une autre. L'Armée devra passer entre les clous.
Le Général continue sa route. Excellent dans la projection historique, dans la conception stratégique, ce Capitaine mérite de mauvaises notes dans l'exécution tactique.
Ainsi que le soulignait sous l'occupation, son camarade Loustaunau-Lacau "de Gaulle est un ascenseur qui ne s'arrête pas à l'étage".(59)

59 TOURNOUX Jean-Raymond, L'Histoire secrète, Plon, 1962, colection "Voici Témoiganges", p. 347-348. Si l'on y ajoute que les pieds noirs, le Général les déteste depuis 1942-1943 ("Ce sont tous des pétainistes" dit-il). Les Arabes, il les méprise ("Pour détruire les ponts ça va, Mais pour les construire .. Avez-vous déjà vu un Arabe construire un pont ?") on aura fait le tour de la question et, avec le recul du temps et de l'histoire on peut même dire que les lauriers que lui attribuait Jean-Raymond Tournoux pour sa conception stratégique étaient pour le moins immérités quand on connaît les problèmes que pose l'Islam aujourd'hui à la France.

On se demande bien à quoi peut servir un ascenseur qui ne s'arrêterait pas à l'étage ! Ce qui paraît probable c'est que, à la suite de cette profonde blessure d'amour propre dont on sait déjà qu'elle est terrible pour un homme "normal", le Général qui se prenait pour Dieu lui-même a certainement eu beaucoup de mal à digérer l'affront fait à sa personne donc à la France. Est-ce pour cela qu'il a traversé une crise de doute et de dépression durant l'été et l'automne 1960 ? Au point même que Michel Debré en avait été lui-même troublé : Le 17 octobre 1960, suite à un entretien où je l'ai trouvé très déprimé, je lui adresse une lettre, dont je recopie l'essentiel car elle porte la trace de mon état d'esprit d'alors : "Mon Général,
Je n'ai pas besoin de vous l'écrire longuement. Je suis revenu profondément ému de notre entretien d'hier matin. Je comprends parfaitement les sentiments que vous avez exprimés. Je me demande si au cours de ces derniers dix-huit mois j'aurais pu agir davantage sur tel ou tel secteur de l'opinion, sur telle ou telle activité de l'Etat, sinon pour éviter, du moins pour amoindrir certains obstacles.
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D'abord il me semble qu'il ne faut pas dramatiser? N'est-ce pas vous, l'autre jour, dans le projet de discours que je vous avais soumis avant d'aller à Constantine, et où je parlais des "houles" qui nous menacent, qui m'avez corigé et avez écrit "des simulacres de houles" ? Peut être était-ce une correction inspirée par une vue un peu optimiste : nous sommes vraiment dans la "houle". Il ne semble pas cependant que cette houle soit telle que vous ne soyez en mesure de la dominer.
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Ce qui importe avant toute chose au général de Gaulle c'est le jugement de l'Histoire. Laisser les choses aller et revenir au plus mal et au plus douloureux, à ce qu'elles étaient avant votre retour aux affaires, c'est à coup sûr donner de votre figure une image qui sera faussée. Vous ne pouvez pas annoncer un échec – alors qu'il n'y a pas d'échec. Vous avez choisi une route longue – celle où le pouvoir, dans sa marche, est ralenti par la liberté. Sur une route lentement suivie, on sent plus durement les côtes. Mais le succès est encore entre vos mains c'est-à-dire que vous pouvez – et j'ose le dire, que vous devez – laisser une figure intacte. En trois mois, en six mois, la face des choses à l'intérieur comme à l'extérieur peut tourner en votre faveur. Dès lors, avec patience et volonté, on peut dominer la houle. L'affaire vaut d'être tentée. Je crois que vous ne pouvez pas éviter de la tenter et je pense que vous la réussirez…."(60)

60 DEBRE Michel, Entretiens avec le général de Gaulle. 1961-1969, Albin Michel, 1993, pp. 21-22

Etrange courrier en vérité. Michel Debré a été frappé par l'état de dépression du Général. Il ne donne aucune indication réelle sur les causes de cet état. Il se sent pourtant obligé de "lui remonter" le moral en lui faisant voir les aspects positifs de la situation. Ce qu'il avait d'ailleurs bien du mal à faire, nous sommes vraiment dans la houle. En son for intérieur, le Général avait probablement mesuré toute l'étendue du désastre issus de ses inconséquences. D'où l'obligation pour Michel Debré d'avoir recours aux arguments les plus bassement flagorneurs. En effet, l'ultime argutie pour convaincre le Général que la situation "était critique mais pas désespérée" relevait de la connaissance qu'il avait de la personnalité du Général. Il était maintenant plus question de l'image d'une figure intacte qu'il devait laisser que d'une résolution du problème algérien à l'avantage de la France. Le courrier avait-il eu l'effet escompté ? On peut au moins penser qu'il y a contribué car le Général a fini par dominer la houle.

Robert Davezac, Docteur en histoire contemporaine.
Conférence à partir des recherches de sa thèse - La montée des violences dans le Grand Alger (01/06/1958-30/04/1961) dans L'union, le 15 octobre 2011. < /font>

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Mis en ligne le 30 décembre 2017

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