France-Algérie : cinq siècles de relations passionnées

Entre Paris et Alger, jamais d'indifférence. Ce qui se traduit, depuis le XVIe siècle, par des liens très forts de répulsion et d'attraction. En témoigne l'histoire méconnue du Bastion de France à l'extrémité du Constantinois

Lorsque commence l'histoire, la Régence d'Alger est en droit une province de l'Empire ottoman ; en fait c'est, selon l'historien Charles-André Julien, " une colonie d'exploitation dirigée par une minorité de Turcs avec le concours de notables indigènes ". Et le dey d'Alger sait qu'il lui faut s'incliner devant la volonté de la Sublime Porte. Son hostilité à l'installation de marchands chrétiens sur son territoire doit s'effacer devant le désir fermement exprimé de Constantinople d'accorder à la France quelques privilèges commerciaux sur les côtes d'Afrique, avec l'autorisation d'y fonder des établissements. En 1560, un Corse établi à Marseille, Thomas Lenche, enlève ainsi entre le cap Rouge et Bougie le monopole de la pèche du corail - la principale richesse de la Régence d'Alger -, et le droit de fonder, à dix kilomètres de La Calle, à l'extrémité du Constantinois un établissement non fortifié : le Bastion de France. Malsain, isolé sur une côte inhospitalière, ce site bénéficie cependant d'un emplacement privilégié, en raison de sa proximité avec les meilleures pêcheries de corail et avec Bône, le port de Barbarie le plus fréquenté par les Marseillais au Moyen Age. Il suscite ainsi bien des convoitises. Et, durant près de trois siècles, jusqu'à la conquête de l'Algérie, le Bastion de France est au centre des relations franco-algériennes.

A peine les Français en ont-ils pris possession que les Algériens les accusent de violer à longueur de journée les accords initiaux en exportant des grains, ce qui leur est interdit. Dès 1568, ils enlèvent la place et chassent les Marseillais. Thomas Lenche n'a donc gardé le Bastion que huit années. Mais ses héritiers ne sont pas décidés à renoncer à ce pactole. En 1597, son neveu réussit à le récupérer. Il y gagne des " richesses immenses ". Son triomphe est de courte durée. En 1604, des corsaires s'emparent du Bastion. Loin de plaider coupable, Alger revendique cette action : le Bastion a été " démoli par résolution de toute la Barbarie ", explique le grand vizir à l'ambassadeur français. Henri IV n'admet pas ce coup de force. Comme l'année précédente, il a obtenu de Constantinople la destitution du pacha d'Alger, tenu pour responsable des mauvais traitements infligés à notre consul ; il multiplie les interventions pour que le Bastion soit rendu aux Français. En vain.

Alors, il l'offre au duc de Guise, gouverneur de province, à charge pour lui d'en obtenir la restitution. Cependant que la famille Lenche reçoit une pension importante pour l'achat de ses droits, une expédition militaire est montée. C'est un échec. Les trois vaisseaux français, qui se sont emparés du Bastion, doivent rapidement l'évacuer. Venus d'Alger, les janissaires ont volé au secours des corsaires. Le Bastion de France reste donc aux mains d'Alger. La France semble l'accepter.

Avec l'arrivée aux Affaires du cardinal de Richelieu, les choses changent. Conscient de l'importance du commerce, de la nécessité pour le royaume d'accroître son empire colonial - de l'acquisition de quelques Antilles, l'établissement de comptoirs à Madagascar et au Sénégal, l'envoi de colons et de missionnaires au Canada -, Richelieu veut rendre à la France ses positions dans la Régence d'Alger.

Pour récupérer le Bastion de France, il décide de recourir aux bons offices de Sanson Napollon, ancien consul à Alep, dont les succès dans l'exercice de sa fonction lui ont valu d'être nommé par Louis XIII gentilhomme de la Chambre. Comme Thomas Lenche, c'est un Corse d'origine devenu Marseillais. Le duc de Guise, la ville de Marseille et les capitaines de galères s'entendent pour lui fournir le nerf de la guerre nécessaire à l'accomplissement de sa mission : plus de 100 000 écus. Par l'entremise de Sanson Napollon, présents et argent coulent à flots sur la Régence d'Alger. Un traité de paix est signé le 16 septembre 1628. Les Français s'engagent à restituer les captifs turcs détenus à Marseille aux galères ainsi que les deux canons que le corsaire Simon Dansa avait pris au pacha d'Alger. Le Bastion de France n'est pas mentionné dans l'acte officiel. Mais dix jours plus tard, Sanson Napollon conclut lui-même avec Alger la convention dite du Bastion. Moyennant redevance financière, les Français obtiennent le droit de redresser les places détruites, avec le monopole du commerce et de la pèche dans l'étendue des concessions.

Sanson Napollon fait du Bastion un haut lieu de négoce avec plus de vingt bateaux. Sans se préoccuper des règles en vigueur, il s'enrichit non seulement de la pèche du corail et du commerce légal, mais aussi de l'exportation de blé. Ainsi, il comble les déficits d'approvisionnement de la Provence. Il négocie aussi avec le régent de Tunis l'établissement d'une concession au cap Nègre. Le duc de Guise lui ayant accordé le tiers des bénéfices du Bastion, sa fortune est rapide, au point de permettre le mariage de sa fille avec le marquis de Ragusse, président du Parlement de Provence.

Bien que l'accord initial de 1560 l'interdise, Sanson Napollon transforme le Bastion en une place forte. Aujourd'hui encore, ses ruines témoignent de cette volonté guerrière : à côté des restes d'une chapelle et d'une tour, les vestiges d'une forteresse avec des salles de garde. Sanson Napollon en a fait un centre d'espionnage, " grâce auquel Sa Majesté [...] peut toujours savoir ce qui se passe en Barbarie ; une base militaire de Sa Majesté peut faire débarquer tant de gens qu'il lui plaira ".

La réussite d'une telle opération exige le secret le plus absolu : " Il est nécessaire, écrit-t-il, de conserver les dites places [le Bastion et les autres concessions] sous couleur de négoce et de pèche du corail, afin que le dessein de faire les dites conquêtes ne soit pas connu. "
En 1633, la mort tragique de Sanson Napollon - décapité par les habitants de l'île de Tabarka, au nord de Tunis, qu'il tentait d'enlever -, met un terme à ce premier projet de conquête de l'Algérie.

Elle permet au pacha d'Alger d'ordonner la destruction définitive du Bastion, en 1637. Mais trois ans ne se sont pas écoulés qu'il doit revenir sur cette décision. L'anéantissement du bastion français, s'il ruine les héritiers de Sanson Napollon, appauvrit aussi les populations locales et surtout un de leurs chefs, qui s'était considérablement enrichi grâce aux Marseillais. Il soulève donc sa tribu, pose comme condition à sa soumission le rétablissement du bastion. Le pacha d'Alger s'incline. D'autant plus aisément qu'après le désastre infligé à la flotte barbaresque par Venise, les redevances versées par les exploitants du bastion sont indispensables à la reconstruction des navires. Si bien qu'en 1640, un émissaire du duc de Guise signe avec Alger une nouvelle convention prévoyant des amendes pour quiconque porterait atteinte au bastion.

Dès lors, les Français disposent, dans la Régence d'Alger, de plusieurs établissements : le Bastion, La Calle, le cap Rosa. Bien qu'ils aient également le droit d'ouvrir des magasins dans les ports de Bône et de Collo, ils ne retrouvent pas leur prospérité du temps de Thomas Lenche ou Sanson Napollon. Leur exploitation est menacée par les corsaires, dont c'est la grande époque. En huit ans, ces derniers ont ramené à Alger 936 prises (ainsi désigne-t-on les navires capturés). La France, pourtant la moins éprouvée des nations maritimes, a perdu 80 navires et doit racheter des centaines de captifs.

Durant un demi-siècle, les relations de la France avec la Régence d'Alger sont particulièrement tendues.
Mais la nécessité de développer le commerce avec tous, y compris les Barbaresques, conduit la France à rechercher un nouvel accord. En 1689, un traité est signé entre le pacha d'Alger et Guillaume Marcel, commissaire des armées navales. La régence d'Alger et le royaume de France s'engagent à vivre en paix.
Les établissements français, le Bastion de France et le cap Nègre, ne cessent alors de se développer.

En 1691, une nouvelle compagnie est formée, sous l'impulsion du gouvernement, par des marchands marseillais. A partir de ce moment, les directeurs de La Calle - le nouveau centre des établissements français - sont toujours désignés par le gouvernement ou par les compagnies. Ce ne sont plus des personnages hauts en couleur comme Thomas Lenche ou Sanson Napollon. Aussi, ils n'ont plus de rôle diplomatique, sinon de verser à chaque nouveau dey, lors de son avènement, les présents et menus cadeaux qui assurent le renouvellement quasi-automatique de leur contrat. Ils deviennent d'authentiques " commerciaux " chargés de veiller à la prospérité de leurs entreprises.

En 1706, un arrêt du Conseil du roi reconnaît la Compagnie d'Afrique, formée de marchands marseillais. En 1714, elle obtient du dey d'Alger l'autorisation d'exporter des blés, ce qu'elle faisait d'ailleurs depuis longtemps sans en avoir le droit. En 1730, les bénéfices du Bastion de France et du cap Nègre sont évalués à près de 100 000 livres. En 1731, Alger accorde à la France un monopole général de commerce. En 1741, le Conseil du roi en tire les conséquences avec la création de la Compagnie royale d'Afrique, qui est sous contrôle étroit de Paris. Contrairement à ses devancières, dont l'existence était limitée à quelques années, la Compagnie royale d'Afrique est perpétuelle. Elle connaît une très grande prospérité. Si elle perd le cap Nègre, elle conserve différents établissements, dont La Calle demeure le principal. Par l'importance de ses constructions et le nombre de ses habitants, ce comptoir ressemble à une véritable petite colonie.

Plus que la pèche du corail, le commerce du blé est sa principale activité. Sur les 720 000 quintaux de blé que la ville de Marseille importe chaque année, 121 000, venant de la Régence d'Alger, sont fournis par la Compagnie royale d'Afrique. Les blés d'Alger servent à l'alimentation des provinces méridionales du royaume, quand la disette n'oblige pas le roi à les transporter vers Paris ou toute autre ville. Cela avait déjà été le cas en 1699, quand le roi avait détaché des frégates pour assurer le transport des blés jusqu'au Havre afin de secourir Paris. Marseille est l'entrepôt de la Méditerranée. Du Bastion de France et des autres établissements français d'Algérie lui parviennent aussi de grandes quantités de laine et de cuir.

En 1789, les bénéfices de la Compagnie royale d'Afrique ne sont pas négligeables. Mais en 1791, en raison de l'hostilité de la Constituante aux privilèges, elle perd son monopole, la loi du 27 juillet décrétant que tous les Français sont libres de commercer avec la Barbarie. Les dernières années de la Compagnie ne sont pas faciles. Bien que deux nouveaux traités de paix soient, en 1791 et 1793, conclus avec Paris, le dey d'Alger, conscient de la fragilité des responsables français, impose ses conditions : le doublement de la redevance que le Bastion lui verse, sans compter des cadeaux d'un montant jamais atteint (certains mémoires mentionnent jusqu'à deux millions de livres...).

Après la chute de la royauté, le Comité de salut public, le 19 pluviôse, an II (19 février 1794) supprime la Compagnie d'Afrique et la remplace par l'Agence d'Afrique, dépourvue des prérogatives qui avaient assuré la fortune des successeurs de Thomas Lenche.

Le Bastion de France perd sa principale source de richesse. Les blés d'Alger se retrouvent accaparés par un juif de Livourne, arrivé à Alger vers 1774, Michel Cohen-Bacri. Profitant de la suppression de la Compagnie d'Afrique, ce dernier fonde sa propre maison de commerce à Alger. Il s'associe avec un de ses coreligionnaires, Neftali Busnach qui, lui, s'est fixé à Alger dès 1723. Et bien que l'Agence d'Afrique ait pris - en principe - la place de l'ancienne Compagnie d'Afrique et gère les établissements français, la France comprend qu'elle ne peut se procurer de blé algérien si elle ne s'adresse pas directement aux Bacri. Jacob, le fils de Michel, vient même s'établir à Marseille pour faciliter les transactions. A travers les lettres du dey d'Alger, les Bacri apparaissent sans conteste comme " ses représentants et ses facteurs ".

La République n'a pas d'argent. Qu'à cela ne tienne ! Les Bacri et les Busnach sont tout disposés à lui vendre à crédit... Elle s'endette pour des sommes colossales.

Le commerce du blé échappe donc au Bastion de France et aux établissements dont il était la principale source de richesse. Ses jours sont comptés. En 1798, à la suite de l'incursion de Napoléon sur ses terres - l'Egypte est partie intégrante de l'Empire ottoman -, Constantinople déclare la guerre à la France. Et, sur un ordre impératif de la Sublime Porte, Alger rompt avec la France. Le 21 décembre 1798, tous les Français d'Alger sont mis aux fers et conduits en captivité. La Calle, l'établissement français le plus puissant de la Régence, est détruit par les flammes. Même si ayant acheté le silence des ministres algériens, le consul de France en 1817, fait relever les fortifications de La Calle, l'établissement ne retrouva jamais la splendeur de ses débuts…

Par Georgette Elgey
Historienne, Georgette Elgey termine le cinquième et dernier volume de son Histoire de la IVe République à paraître en 2004 chez Fayard.

Repères
1535
Signature d'un traité entre la France et Alger. François Ier est le premier souverain chrétien à reconnaître la légitimité d'un Etat musulman.
1560
Thomas Lenche détient le monopole de la pèche au corail et fonde le Bastion de France dans le Constantinois. 1604
Des corsaires s'emparent du Bastion.
1628
Signature d'un traité de paix le 16 septembre entre la France et la Régence d'Alger. Le Bastion devient un haut lieu du commerce.
1794
Suppression de la Compagnie royale d'Afrique créée en 1741, remplacée par l'Agence d'Afrique. La France perd le négoce du blé.
1830
Débarquement des troupes françaises à Sidi Ferruch le 14 juin.

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Mis en ligne le 08 octobre 2012

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