Témoignage sur un exode

L'arrivée à Rennes

NOUS devons à la mémoire de nos compatriotes d'Afrique du Nord d'évoquer leur fuite éperdue et le lâche abandon par une métropole qui découvre les délices de la croissance et des congés payés en ce début d'été 62.

Les rapatriés en gare de Rennes, témoignage vécu, extrait de "Un chroniqueur anachronique, Souvenirs, 1954-2005", à paraître en septembre (2007) aux éditions de Paris.

En juillet 1962, nous sommes quelques-uns à nous mobiliser en gare de Rennes au sein d'un comité d'accueil improvisé. Aux vacanciers, se mêlent cet été là d'autres voyageurs, fatigués, aux sacs à crever de trop-plein, aux baluchons saucissonnés. C'est un déménagement d'hommes aux joues bleues de barbe, un peu basanés ou bien pâles, des femmes lasses qui remorquent des enfants aux yeux noirs, des vieux à casquette et des aïeules aux jambes cordées de varices. Des Français d'Algérie. L'exode vient battre jusqu'ici. A part un article dans Ouest-France, personne n'en a parlé, pas même la radio régionale qui accueille le moindre concours de palets

Les dévouements sont à base de Croix- Rouge, de scoutisme, de paroisses. La préfecture a dégagé de maigres crédits pour le transport et la nourriture. En ambulances (!) ou en cars, ils sont conduits jusqu'au centre d'accueil : une école de religieuses, vide puisque c'est l'été. Le droit de réquisition des préfets pour les bâtiments publics n'a pas été utilisé jusqu'à présent. Il y a des matelas par terre, des couvertures, des repas pour quelques jours. Après ? Après, on ne sait pas. Mais il y a comme de mauvais souvenirs... J'avais six ans en 1940, mais je me souviens fort bien de l'exode : oh, l'errance, la fuite fatiguée, le goût de rien dans la bouche, les fléchages de la Croix-Rouge, et puis les urinoirs bouchés, la bière tiède pour les hommes, le lait réchauffé pour les petits, les matelas sur le toit des voitures... Ceux-là n'ont pas de matelas. Rennes n'est que centre de transit et on envoie les rapatriés tenter, je n'ose pas dire leurs chances, vers St-Brieuc, Vannes ou Brest. On leur cherche un logement quelconque, du travail. Généralement, on ne trouve pas. Quelques jours de répit dans cette cour d'école, 13 rue du Thabor, mais dans quinze jours ce sera la rentrée. Et puis d'autres arrivent, d'autres trains. Certains craquent, tirent le signal d'alarme, alors on déploie en gare de Rennes un énorme service d'ordre en tenue d'émeute. Avec ces gens- là, sait-on jamais... Ces gens-là parlent : « Monsieur, je m'appelle Sanchez. J'étais maçon, je vivais comme le maçon. Je n'ai jamais eu d'embrouilles sur le chantier avec les arabes. Mon frère était chauffeur dans une entreprise viticole et puis, il y a deux ans de ça, ils me l'ont tué: égorgé, comme ils font... Je voulais quand même rester,j'ai jamais fait de politique, et puis j'ai eu sous ma porte une lettre me disant de filer, ou qu'on me ferait la peau. Je vais essayer de me recaser ici, dans le bâtiment, mais je vois qu'on ne construit pas comme là-bas... »
Le maçon est courtaud, gilet de corps bleu, tatouage sur le bras et parler râpeux. Madame Kamish est blonde, pâle, elle cherche en vain un appartement. Elle ne dit rien, contrairement sage abondant, aux cheveux qui dansent : « Vous voyez, j'ai cinq gosses. Je sais pas où ils seront et moi avec dans un mois seulement! Mon mari va retourner, il est cheminot, il faut bien de l'argent si on veut manger. Il faudra quand même qu'il rentre après, parce qu'on n'est plus chez nous. Un appartement que j'avais, des meubles et tout ! Les arabes sont venus, ils nous ont dit : « Vous pouvez rester, mais on va mettre avec vous une famille de musulmans revenus du Maroc... »

Ils ont tout laissé, juste emporté une valise.

Alors, on a compris, c'est fini... Le curé de Fort-de-l'Eau ne dit rien, ou presque. C'est un homme en soutane, âgé et timide qui présente une lettre de son évêque comme une référence de bureau de placement. Il ne dit rien. Il cherche ses ouailles. Il a eu un vicaire massacré, un autre est devenu fou. Alors il pleure. C'est le curé de Fort-de-l'Eau. Madame Salviat est une belle femme de type latin, aux cheveux noirs. Elle a plusieurs enfants. Voici un petit Raphaël de dix ans qui construit un puzzle en tirant la langue: c'est une carte de France.

Puis elle rattrape d'une main ferme une toute petite pieds-noirs qui se baladait le derrière à l'air dans la cour de l'école : « Nous ne sommes pas des brigands, monsieur, mais c'est comme si on était chassé. Avec mon mari, on n'a rien sauvé ni meubles ni linge ni rien. On veut au moins sauver la vie. On avait un cousin, il a disparu depuis le début juillet, les voisins sont partis aussi, je sais pas où. Les Arabes sont venus tout voler, fouiller, même les gens : et les voisins, ils avaient deux jeunes filles, alors je vous fais pas un dessin... On a vu trop d'horreurs... vingt ans d'économies pour arriver à quoi ? Alors, qu'est ce qu'on va devenir ? » Madame Salviat, elle a trop à dire pour pouvoir le dire. Mais ces deux-là, ce sont les vieux d'Alphonse Daudet : elle, en robe violette, pleure de temps en temps ; lui, sec et noueux, des yeux bleus lavés, un feutre noir de paysan auvergnat n évoque le paradis perdu : « C'est de la terre à céréales que j'avais, à blé. On faisait un peu de vigne aussi. Ah, et puis un puits que j'avais creusé par dix mètres, un beau puits surtout pour là-bas... Le fus est resté, pour la récolte, on ne sait pas... »
Et où allez-vous, après Rennes ? « On ne sait pas. On va... » Et ils sont là tous les deux, fragiles et graves, un pli de chagrin au coin des lèvres. Leur visage ne s'éclaire que quand un minuscule réfugié blond, trois ans à vue d'oeil, traverse la cour en courant, criant sa joie innocente d'un rayon de soleil. Leur histoire à tous est semblable, ou presque. C'est une province méridionale qui défile avec des valises de bois, ici une marmite, là le sac d'une vieille d'où dépasse le bec d'une bouilloire et un incroyable parapluie qui doit dater du président Fallières. Et puis aussi ce petit garçon en jean qui joue avec un pistolet à eau, et cette belle adolescente. De ponts de paquebots en centres d'accueil et de cars en wagons, nos frères malheureux sont de pauvres voyageurs d'un mauvais été. Il ne faudrait pas que la famille Schmidt, la famille Lopez, commencent à se clochardiser...
François Foucart

Lu dans : Monde & vie N°781 30 juin 2007

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Mis en ligne le 10 sept 2010

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