La toubiba el aïnine : Le Dr Renée Antoine

Née à l'Hillil en Oranie, le 26 juin 1896, Renée Antoine fut au nombre des premières bachelières algériennes.

Au terme de très brillantes études de médecine à l'université d'Alger (externe, interne, chef de clinique), elle ouvrit un cabinet privé d'ophtalm0logie où elle ne consacra cependant qu'une faible partie de son temps et de son activité ; elle s'intéressait plutôt aux quartiers populeux de la capitale algérienne.
Dès 1928, elle créait une assistance spécialisée pour la femme et l'enfant en plusieurs centres de consultation, d'abord à la Casbah et à Belcourt, puis à Saint-Charles, Draria, Birkadem.
Pour être plus proche des malades, elle s'était initiée à la langue arabe qu'elle parlait et écrivait couramment.

A partir de 1940, elle assura une nouvelle charge, celle d'oculiste du trachome dans les secteurs de Tizi-Ouzou, Miliana, Orléans ville et Médéa puis en 1942 elle créa 21 l'hôpital-dispensaire d'El Affroun un centre ophtalmologique rayonnant sur toute la Mitidja.
En 1944, répondant à l'appel de la supérieure des Soeurs Blanches de l'hôpital de Laghouat, elle organisa, par ses propres moyens et avec son matériel personnel, une première clinique chirurgicale oculaire dans le Sud Algérois.

Cette expérience, minutieusement préparée et conduite, connut un tel succès que l'année suivante le Gouverneur général approuva sans réserve le projet d'une Mission ophtalmologique saharienne périodique que Renée Antoine venait d'élaborer.
L'administration dotait cette organisation de deux camions chirurgicaux et d'un personnel compétent

Chaque année, notre amie parcourait durant un à deux mois les Hauts Plateaux, le pré-Sahara et les immensités désertiques depuis la frontière sud-marocaine jusqu'au M'zab, au Fezzan, au Touat, au Gourara, au Hoggar, au Tassili, aux confins soudanais.
De 1946 à 1962, elle effectua 42 missions, totalisant 92.000 km, assurant 43.000 consultations et 3.997 opérations : cataractes, trichiasis, iridectomies, trépanations anti-glaucomateuses. . .
La croix de Chevalier de la Légion d'honneur en 1950, puis la rosette d'officier en 1960 sanctionnèrent cette croisade philanthropique, mais c'est sans doute à la croix de Chevalier du Mérite Saharien qu'elle était le plus attachée.

Rentrée en France à la suite de l'indépendance, elle s'installa clans la banlieue Est d'Aix-en-Provence, dans des conditions précaires car elle avait dû abandonner son cabinet d'Alger et sa petite maison de Kadous sans contrepartie.
Elle n'en continua pas moins à penser d'abord aux autres : elle se rendait régulièrement en Camargue chez les harkis qu'elle soignait bénévolement.
A son cabinet (ou elle dut attendre de longs mois avant d'obtenir le téléphone) elle recevait, entre autres, de nombreux rapatriés qui, pour la plupart, n'avaient pas les moyens de la rémunérer. Elle ne leur en fut que plus dévouée, sa porte était ouverte à tous, à toute heure.

Rayonnante, l'imagination toujours en éveil, mue par une préoccupation constante de soigner, de guérir, de soutenir moralement autant que physiquement, elle poursuivit sans cesse son combat.

Sa nostalgie de l'Algérie, et plus encore du Sahara, était profonde ; elle évoquait sans arrêt la lumière de son pays natal, le caractère direct des contacts humains, la confiance entière que tant d'hommes et de femmes lui avaient témoignée.
Son rayonnement naturel lui avait permis de créer un climat exceptionnellement chaleureux et bienfaisant dans les dispensaires du grand Alger comme dans ses tournées sahariennes.
La venue de la toubiba el aïnine (la doctoresse des yeux) était un événement très attendu de tous, que médecins du bled, soeurs blanches, infirmiers musulmans préparaient méthodiquement, avec le concours des administrateurs, des officiers des Affaires Indigènes et des caïds.
Les patients se faisaient recenser des mois ct des semaines à l'avance afin d'être surs de ne pas manquer leur chance.

Aux derniers moments des grappes de " non-inscrits " se joignaient aux précédents car, dans les tribus comme dans les ksour, le contingent de ceux qui étaient menacés de cécité ou d'autres affections oculaires graves était impressionnant.

Pour répondre à tous les appels, la toubiba laissait les journées de consultations, de soins, d'opérations s'allonger démesurément. C'est ainsi que dans un compte-rendu, elle pouvait écrire :

" ...dans la nuit qui descend, commence une hallucinante consultation aux flambeaux ; envahissantes par vagues superposées, les mères et leur marmaille bruyante déferlent sur nous avec l 'impétuosité dune marée montante. L'une tire le bas de notre sarreau, l'autre secoue notre manche, la troisième, par-dessus notre tête, nous impose son marmot. Après chaque consultation, des pressions latérales engagent simultanément trois ou quatre candidats devant nous à notre examen. Toutes les bouches parlent, rient ou hurlent ; toutes les couleurs chatoient aux lueurs indécises des lampes à acétylène grossièrement aménagées. Heures éblouissantes, harassantes, délicieuses où l'on sent le vrai contact de nos esprits et de nos coeurs s'établir en se ramifiant avec chacune de ces créatures qui seraient si vite conquises si l'on pouvait rester... "

Ces lignes donnent un reflet de la foi, de l'énergie, de l'inlassable générosité de notre amie.
Femme de bien par excellence, elle travaillait parallèlement à toujours étendre ses connaissances, pré-occupée de mettre la science médicale et son habilité de chirurgien au service du plus grand nombre et d'abord des déshérités.
Ses dernières pensées auront vraisemblablement été pour l'Algérois et le Sahara auxquels elle s'était intégralement consacrée avec une exemplaire efficacité.

Georges Hirtz - L'Echo de l'Oranie N°398 janvier/février 2022 Initialement publié dans les Dossiers de la mémoire du CDHA, n°3 de juillet 1988

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Mis en ligne le 12 mars 2021

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