Ma médecine française en Algérie
Une œuvre exemplaire

On ne saurait mesurer ce qu'ont signifié les deux dernières décennies de la Médecine française en Algérie sans une brève évocation préalable des cent douze années qui les ont précédées. Dans la Berbérie de 1830, après trois cents ans d'occupation turque, rien ne restait de la brillante médecine arabe, hormis les arracheurs de dents, les matrones, les vendeurs de poudres et de talismans, les rebouteurs et les empiriques circonciseurs, saigneurs, ventouseurs, les trépanateurs de l'Aurès ; pas d'hôpital, nul infirmier. Les Français ont installé en Algérie une organisation médicale et un corps de santé comparables à ceux de la Métropole ; cette œuvre médicale a été la plus irrécusable de la colonisation civilisatrice : entre 1871 et 1956 la population musulmane est passée de 2 150 000 à 9 000 000 (tandis que les Indiens des Etats-Unis - pour ne citer qu'eux - au nombre d'un million au moins lors de l'arrivée des Blancs, tombaient a 200 000 et ne se sont guère relevés, depuis, au-dessus du chiffre initial). C'est à la médecine autant qu'a la paix française et à la disparition des famines par la mise en valeur du pays qu'est due cette prolifération vertigineuse. Au milieu du siècle dernier il y avait beaucoup de maladies de par le monde ; mais les Etats barbaresques étaient un musée pathologique exceptionnel : peste et cholera, variole. Syphilis sous des formes extrêmes et mutilantes, kyste hydatique, trachome, clou de Biskra, typhus, carences de sous-alimentés... Telle était la mortalité qu'elle équilibrait la natalité abondante. Militaires et civils venus d'Europe ont succombé par dizaines de milliers au paludisme, au choléra, à la typhoïde. Entre 1831 et 1843, 50 261 militaires français sont morts en Algérie dont 2 295 seulement au combat. Plus d"une fois des politiques et même des généraux, devant ces pertes catastrophiques ont conseille de rembarquer.

La tache est immense. Les maladies à combattre sont d'autant plus nombreuses que les conditions, l'hygiène sont en général très mauvaises. Le typhus, la fièvre typhoïde, le cholera, la variole, la dysenterie, le paludisme, la syphilis, font des ravages.

Pour parvenir a l'épanouissement triomphant du milieu de notre siècle, il a fallu un long et gigantesque effort conjugué des militaires et des civils. D'emblée, l'Armée a dû construire autant d'hôpitaux que de casernes : en 1845, il y en avait 41, plus trois centres de convalescence auprès de sources thermales, très vite accueillant les non-militaires, européens et indigènes, ou même transférés aux civils comme à Douera en 1849. Ceux-ci n'étaient pas en reste. Le baron de Vialar, dès 1835, installait à Boufarik, avec le Dr Pouzin, une infirmerie ouverte à tous, faisait venir à Alger sa soeur, qui sera un jour Sainte Emilie de Vialar, avec plusieurs religieuses de son Ordre ; d'autres accouraient de France, Trinitaires, Filles de la Charité... Leur altruisme était d'autant plus méritoire qu'il se heurtait à la résistance des populations ; pendant longtemps, il fallut apprivoiser des oppositions, des méfiances, des pudeurs, composer avec l'acceptation musulmane de la maladie et de la mort. Par une patiente sollicitude jamais rebutée, les médecins, les religieuses, les colons eux-mêmes sont parvenus à convaincre. Mais alors, aux reculs et refus initiaux ont succédé une intense gratitude, une confiance absolue. Ceux qui soignaient de tels malades, investis de ce rôle protecteur quasi paternel, étaient contraints de donner le meilleur d'eux-mêmes, de se dépasser sans cesse, de braver les dangers jusqu'a en mourir : très nombreux ont été les médecins et les infirmiers victimes de leur devoir, dans le bled et dans les hôpitaux. L'esprit de cette médecine a été d'une très haute valeur humaine.

Les populations déshéritées ont été d'abord secourues par les médecins militaires en liaison avec les " bureaux arabes ". Mais, dès 1853, était organise un " corps médical de colonisation civil ", spécifique de l'Algérie, dont l'oeuvre silencieuse n'a cessé d'être primordiale. Au tout début, ces " médecins de colonisation " étaient revêtus d'un uniforme, car le prestige en était grand sur les autochtones, dont les ornements étaient d'argent, non point d'or.
Dotés d'un cheval, plus tard d'un cabriolet, ils n'étaient d'abord qu'une soixantaine, responsables de circonscriptions immenses, assumant les soins des trois-quarts des Indigènes. Leur vie fut admirable et presque surhumaine. Pendant 50 années, ils furent seuls dans leurs postes souvent lointains, faisant face a des taches innombrables : accouchements dystociques, petite chirurgie, vaccinations, autopsies médico-légales si fréquentes dans ces pays ardents ou l'on ne barguigne pas avec l'honneur, appels d'urgence. Et que survienne une épidémie de, typhus, les voici jour et nuit sur la brèche.
Beaucoup furent victimes du fléau, longue est la liste de leur martyrologe.

Dans les villes, une vingtaine d'hôpitaux civils avaient été construits et quelques " hôpitaux indigènes " fondés par les Pères Blancs et Soeurs Blanches dans la plaine du Chélif à Saint-Cyprien des Attafs, en Kabylie près de Michelet, à Biskra.
La métamorphose médicale de l'Algérie colonisée a été particulièrement spectaculaire parce qu'elle a coïncidé avec des progrès sans précèdent dans l'histoire : l'ère pastorienne, l'asepsie et l'anesthésie ouvrant l'abdomen et les membres aux audaces chirurgicales, les rayons de Roentgen permettant de voir des lésions à travers des corps transparents, le développement inouï des médicaments. Alors que les pionniers n'avaient guère à offrir que leur dévouement charitable, les moyens amplifiaient sans cesse, leur efficacité devenait évidente.
L'Algérie avait bénéficié immédiatement de ces nouveautés et avait eu aussi l'honneur d'y contribuer par des découvertes de portée mondiale : Maillot à Bône, dès 1834, démontrait le pouvoir curatif de la quinine contre le paludisme. Laveran, en 1880, à Constantine, le rôle pathogène de l'hématozoaire, ce qui lui valut le prix Nobel en 1907, H. Vincent, à l'Hôpital du Dey, l'origine fuso-spirillaire de l'angine qui porte son nom.

Militaires et civils avaient oeuvré ensemble pour installer un enseignement de la médecine : c'est le médecin colonel Bertherand qui avait été à l'origine d'une Ecole préparatoire de Médecine et Pharmacie à Alger en 1857 et aussi de la Gazette médicale de l'Algérie.
A partir de 1872 le concours de l'Internat d'Alger avait sélectionné une élite. En 1908, l'Ecole avait été élevée au rang de Faculté. Ses maîtres, d'abord venus de France et souvent du Corps de santé militaire, puis recrutés sur place, allaient la porter aux premiers rangs des universités françaises.

Des 1894, l'Institut Pasteur d'Alger avait été fondé par le célèbre anatomiste Trolard pour les vaccinations antirabiques et antivarioliques. Quinze ans après, un Institut Pasteur d'Algérie était confié aux frères Sergent, algériens de naissance.
Ils organisèrent la lutte contre le paludisme et, en sauvant l'Armée d'Orient de la malaria en 1917-18, contribuèrent grandement à ses victoires décisives (sous le commandement d'un autre Algérien, le futur maréchal Franchet d'Espèrey.

Parvenue a ce stade, non dénuée de titres de noblesse et de grands ancêtres, à l'époque de la Seconde Guerre mondiale, la médecine en Algérie, analogue à son alma mater française, s'en distingue par quelques traits particuliers.
Le Service de Santé militaire y demeure investi d'une autorité en rapport avec la situation prééminente, parmi les autres régions militaires françaises, du XIXe Corps, l'Armée d'Afrique ; l'hôpital Maillot est le second centre médico-chirurgical après le Val-de-Grace.

Les immenses territoires du Sud restent à la charge des médecins militaires.
L'Algérie du nord, elle, n'est plus soignée - sauf l'Armée - que par des médecins civils. Le nombre des médecins de colonisation a plus que doublé : en 1945, ils seront 151, auxquels s'ajouteront 125 médecins conventionnés. Grâce à l'automobile, ils peuvent être désormais présents parmi des populations clairsemées. Mais ils ont à faire face à la montée démographique ; alors que la population musulmane s'était accrue jusqu'en 1930 parallèlement à l'européenne, depuis, sa prolifération s'accélère ; les circonscriptions médicales sont de 35 000 habitants en moyenne, certaines bien davantage, en Kabylie par exemple.

Le praticien de l'avant n'est plus isolé ; depuis le début du siècle, il était secondé par un auxiliaire médical musulman, le plus souvent de grande valeur, et disposait d'une infirmerie indigène. A partir de 1926, 99 hôpitaux auxiliaires vont être crées, chacun de 34 lits en salles communes. Le médecin de colonisation deviendra médecin de la Santé publique en 1944, en 1951 médecin de l'AMSA (Assistance Médico-Sociale en Algérie). Il est désormais à la tête de toute une équipe ; deux " adjoints techniques de la Santé" indigènes, une infirmière sage-femme, une infirmière-visiteuse...

Outre la consultation médico-chirurgicale quotidienne où défilent une cinquantaine de malades, il effectue trois tournées par semaine grâce à un camion sanitaire, salle de consultations ambulante. Et aussi lui faudra-t-il incorporer à ses activités les conseils de révision et l'aide médicale scolaire, car les écoliers se multiplient : il aura à inventorier 2 000 a 2 500 enfants examinés cliniquement et radiologiquement, multiplement vaccinés. Dans cet emploi du temps surchargé, il faut encore trouver quelques heures pour rédiger les rapports administratifs à la Direction de la Santé publique algérienne assurant la cohésion de cet admirable ensemble. Dans les villages des zones européanisées, le médecin serait semblable au praticien français traditionnel et polyvalent de tous les villages de France, notable auquel, assez souvent, la mairie est confiée, si, médecin communal, il ne consacrait en outre une bonne part de son temps à l'assistance médicale gratuite des indigènes nécessiteux.

Les villes moyennes ont aussi leurs médecins identiques à ceux de la France d'Europe. Leur hôpital souvent installé dans un ancien hôpital militaire et plus d'une, leur clinique privée. Et déjà les hôpitaux jugés désuets sont remplacés par des constructions modernes, à Miliana, Tizi-Ouzou, Bordj-bou-Arreridj, Souk-Ahras etc... Partout, les Indigènes sont soignés cote à cote avec les Européens, sans exclusive ni ségrégation. Dans les grandes villes, la structure médicale est tout à fait superposable à celle de leurs homologues européennes : médecins de famille, spécialistes, chirurgiens encore polyvalents, accoucheurs, sages-femmes, chirurgiens-dentistes. Les cliniques privées se multiplient, souvent plus modernes, mieux équipées que celles de villes équivalentes en métropole. Les hôpitaux, eux aussi, soutiennent la comparaison avec ceux de la Mère Patrie. Les grandes cités du littoral sont encore des villes toutes françaises, à population indigène très minoritaire et demeurant groupée dans ce que furent ses petites villes d"avant 1830, devenues quartiers circonscrits par l'agglomération tentaculaire.

Mais voici que, par suite de la pléthore démographique, les campagnes déferlent vers les villes ; les ruraux campent autour, dans des bidonvilles proliférants. A Alger, la Casbah se surpeuple et devient une cité kabyle. Des équipes sanitaires sont crées, composées d'infirmieres-visiteuses et de sages-femmes, des centres de santé installés dans ces zones de peuplement. Par exemple, à Alger, en bordure de la Casbah, une batterie de consultations polyvalentes est édifiée par la Croix-Rouge française et les Soeurs Blanches.

Couronnement de l'œuvre, en 1935, la Clinique-école du boulevard de Verdun, prototype des futures cliniques conventionnées, avait ouvert ses chambres à une clientèle populaire de toutes les confessions fraternellement juxtaposées. En même temps, les dispensaires complétant ce vaste ensemble assuraient une formation très élevée à des infirmières parmi lesquelles les Musulmanes devenaient nombreuses. Les sociétés de Croix-Rouge rivalisaient d'une stimulante émulation. Ce fut une caractéristique de l'Algérie que ce foisonnement d'initiatives aux cotés comme au sein des réalisations officielles, ainsi par exemple, dans le Sud, a partir de 1925, ces petits dispensaires ophtalmologiques (Biout el Ainine) suggérés par L. Parrot, Ancien médecin de colonisation passé à l'Institut Pasteur.

Un effort particulier avait été développé pour la prévention des maladies épidémiques : 32 équipes de désinsectisation et 121 équipes communales oeuvraient a longueur d'année. La police sanitaire maritime contrôlait sévèrement les ports ; le pèlerinage annuel à La Mecque, jadis si meurtrier pour ses participants et redoutable par le risque de contagions importées, était soumis à une extrême vigilance médicale. Un Office de médecine préventive et d'hygiène dirigé par un Inspecteur général publiait chaque mois un Bulletin Sanitaire de l'Afrique et, chaque semaine, un relevé sanitaire de l'Afrique du Nord et de l'AOF adressé à tous les praticiens d'Algérie.

On eut pu redouter des discordances et des antagonismes entre des Directions multipliées ; les menues querelles d'hommes et d'idées ne manquèrent pas, mais elles ne furent que tonifiantes et anecdotiques dans ce puissant mouvement qui s'efforçait de répondre, à l'immense appel des populations. Une excellente coordination fut rendue possible par la relative autonomie administrative de l'Algérie, permettant de régler la plupart des problèmes au sommet du Gouvernement Général sans passer par le long circuit parisien, dans l'ouverture et la souplesse de relations directes : une décentralisation régionale qui aurait pu servir de modèle à la province française...

Dans cet ensemble, le complexe hospitalier d'Alger avait pris peu à peu sa place. L' Hôpital civil de Mustapha ", commencé en 1854 grâce au legs généreux d'un colon, Fortin d'Ivry, se ressentait, dans son aspect, de ses antécédents militaires. Il avait conservé une disposition pavillonnaire. Mais, par regroupement des modestes bâtiments juxtaposés, un remodèlement était en cours. A limitation de la clinique chirurgicale édifiée sous l'impulsion du Pr. Costantini, des unités commençaient à s'élever, puissantes ; chacune deviendra un hôpital individuel complet de médecine, de chirurgie générale, d'obstétrique-gynécologie, de spécialité. Leur équipement était très moderne, voire d'avant-garde. On a trop oublié, par exemple, que l'éclairage par une lumière sans ombre, celle du scialytique, lequel, sous des dérives multiples, équipe aujourd'hui presque toutes les salles d'opérations de l'univers, a été conçu par le Pr. Verain, de la Faculté d'Alger.

D'autres hôpitaux algérois constituaient une constellation de première grandeur : celui d'Hussein-Dey, appelé Parnet du nom du donateur des jardins fleuris au milieu desquels il avait été édifié en 1898, était complété par une école d'infirmières ; l' " Ambulance d'El Kettar ", improvisée en 1896 à l'occasion d'une épidémie de typhus et devenue un hôpital ultra-moderne des maladies infectieuses ; le sanatorium de Birtraria, fondé en 1902 ; celui, plus récent, de Beni-Messous ; le vieil hôpital de Douera transformé en hôpital d'enfants et d'héliothérapie par le Pr. Lombard ; le Centre psychiatrique de Blida-Joinville réalisé en 1926 par le Pr. A. Porot. Alger en 1942, comme à son image l'Algérie entière, était un vaste chantier d'hôpitaux qui se réalisaient, on l'a trop fait oublier, grâce aux seules finances de l'Algérie, intelligemment réparties par les Délégations financières.

Plusieurs des maîtres de la Faculté apportaient à nos connaissances une contribution notable, tel Tournade, le physiologiste de l'adrénaline, Courrier, découvreur de la folliculine, devenu par la suite secrétaire à vie du Collège de France. Et l'Institut d'anatomie était renommé.

Dans ce cadre privilégié, l'Internat des hôpitaux d'Alger tenait un rang de plus en plus élevé parmi ceux de France, et plusieurs internes d'Alger parvinrent aisément à l'Internat de Paris. La profusion de malades et la luxuriance de la pathologie algérienne leur assuraient une maîtrise étendue et rapide. On pourrait s'étonner que parmi eux il y ait eu si peu d'Indigènes musulmans : au total, en 90 ans, 8 seulement dont une femme. Il n'y eut certes pas un ostracisme des jurys, enclins au contraire à une indulgente sympathie. Mais les modalités synthétisantes et réalistes des concours ne correspondaient pas à leurs qualités ; des déceptions et quelques rancoeurs injustifiées poussèrent un certain nombre d'entre eux à solliciter l'accueil d'internats métropolitains. En revanche, les Israélites trouvaient dans les études médicales, et plus particulièrement dans ces concours, une voie adaptée à leurs dons. Ils y furent très nombreux et l'eussent été davantage encore si, chaque année, plusieurs parmi les meilleurs n'avaient été attirés par Paris, tel Pierre Aboulker qui sera choisi pour opérer le général de Gaulle, alors chef de l"Etat.

Malgré tant d'efforts, la situation sanitaire de l'Algérie n'était pas encore pleinement satisfaisante et demeurait fragile dans certains secteurs. Certes l'éradication de la variole était réalisée, réduisant le nombre des aveugles, grâce à l'immense travail des médecins de colonisation, sans oublier ceux des ports, qui, de leur cote, avaient vacciné au total 561 000 immigrants.

De même, à condition de ne point relâcher la surveillance des frontières, l'Algérie pouvait être considérée comme à l'abri du choléra, depuis une dernière alerte en 1911, et de la peste qui avait atteint encore, en 1921, 185 personnes à Aumale. Mais le paludisme n'était pas encore entièrement vaincu. Si la fièvre bilieuse hémoglobinurique ne se rencontrait plus, il restait encore des vallées dangereuses, à contrôler étroitement, génératrices de quelques accès pernicieux et de flambées de tierce bénigne dans les années pluvieuses.
La typhoïde surgissait encore en foyers localisés, d'autant plus cruelle qu'on ne pouvait rien sur son évolution, trop souvent encore fatale. Et la Kabylie recelait des réserves endémiques de typhus, prêtes à se propager en une épidémie meurtrière comme en 1920 ou en atteintes sporadiques. Le trachome restait très répandu dans le Sud, responsable de beaucoup de cécités sur les 188 000 aveugles d'Algérie. Quant a la syphilis, elle atteignait encore 60 a 80 % de la population ; les nombreux dispensaires et l'étroite surveillance des prostituées en avaient atténué la gravité, enrayé l'extension.

Mais la médecine algérienne était confrontée à un nouveau fléau, si redoutable que l'existence même de la population indigène en parut compromise et l'eut été sans les progrès de la thérapeutique. Une pandémie tuberculeuse avait été introduite en Algérie, a partir de 1919, par les travailleurs partis en France. La tuberculose ayant été peu répandue jusque la en Algérie, les Indigènes, non immunisés, se contaminèrent massivement et ramenèrent les germes d'un ensemencement favorisé par la promiscuité des habitations surpeuplées. La Kabylie fut la région la plus éprouvée, ayant fourni la majorité des migrants et plus vulnérable de par sa population très agglomérée. A travers sa colonie kabyle. Alger avait été sévèrement atteinte, y compris, dans ses hôpitaux, beaucoup d'étudiants, plus d'un sous des formes mortelles. La lutte entreprise fut à la mesure du mal.

Vingt dispensaires antituberculeux furent organisés. Dès 1924, on utilisait le BCG préparé par l'Institut Pasteur d'Algérie. En l92l, on ouvrit un premier établissement de l'oeuvre Grancher pour 120 enfants à El-Biar, un grand aérium à Chréa en 1936 et un Centre a Draria : un vaste programme de constructions fut entrepris, momentanément interrompu par la Seconde Guerre mondiale.

L'Algérie avait été jusque là extrêmement dépendante de la Métropole ; coupée d'elle, il lui fallut apprendre à s'en passer, fabriquer des lits de malades, la verrerie pour les perfusions, le " plâtre de Paris ". Les restrictions alimentaires et énergétiques puis, après 1942, l'effort de guerre accaparant toutes les forces vives, menacèrent gravement l'état sanitaire. La souffrance du bled fit redouter sa conséquence habituelle, le typhus. Une fois de plus, on fit appel aux médecins de colonisation, et la majeure partie de la population fut vaccinée par le vaccin murin de Blanc, en étroite coopération avec l'Institut Pasteur d'Algérie. Ainsi fut évitée la catastrophe.
Le débarquement anglo-américain, qui acheva de couper radicalement l'Algérie de la Mère Patrie, lui révéla en même temps les progrès colossaux des médecines britannique et américaine, les acquisitions bouleversantes que la guerre avait contribué à faire surgir : le pentothal et le curare, l'anesthésie en circuit fermé sous intubation trachéale élargissant les limites de la chirurgie au-delà de ce qui semblait impossible à dépasser, les antibiotiques ouvrant une ère nouvelle dans la lutte antibactérienne. Pour ceux qui la vécurent, cette période fut prodigieuse.

Or pendant ces trois années, alors qu'en Algérie on s'adaptait dans l'enthousiasme à cette révolution de la pratique médico-chirurgicale, la France, étouffée sous l'occupation allemande, ne pouvait que maintenir tant bien que mal ses moyens devenus surannés.
Les Anglo-Américains furent surpris de l'infrastructure médicale en Algérie, qui, de leur propre aveu, était souvent supérieure de ce qu'ils possédaient chez eux ; surpris aussi de la rapidité avec laquelle les médecins algériens se mirent à leur école et atteignirent leur propre niveau technique. Les rapports furent facilités par les parentés d'esprit, avec les Américains, surtout, et les analogies entre les équipes respectives, le style direct et concret des relations humaines sans barrière d'age ou même de hiérarchie, dénué de verbalisme et désencombré de tabous désuets.

La Première Armée française, presque uniquement nord-africaine, qui combattit en Tunisie avec les Alliés puis participa puissamment aux victoires d'Italie, débarqua en Provence et reconquit la France du sud et l'Alsace, poussant jusqu'au Rhin et au Danube, eut son propre Service de Santé, constitué en majorité de réservistes algériens sous la direction, pour la chirurgie, du jeune professeur d'Alger. Etienne Curtillet. Ses services de transfusion furent confiés en toute autonomie à l'organisation du Pr. Benhamou, le mécénat du sénateur Borgeaud, trop souvent dénigré comme type du colon fortune, permettant de créer un centre de dessiccation et plus tard de lyophilisation du plasma.

Le complexe médico-chirurgical d'Alger avait été brusquement promu au rôle non seulement de base pour la campagne européenne, mais aussi de capitale de la France Libre. Ses quelques lacunes avaient été rapidement comblées. Ainsi, dans un vaste et récent dispensaire de la Croix-Rouge jouxtant l'hôpital militaire, fut aménagé un centre neuro-chirurgical double d'un centre maxillo-facial. La paix revenue, cet hôpital-clinique Barbier-Hugo agrandi sera le premier en date des centres consacrés, en France, à la seule neuro-chirurgie.

Alger recevait des malades adressés des terres les plus lointaines de l'Empire et les territoires sahariens avaient débordé sur ce qui sera plus tard la Libye. La colonne Leclerc ayant achevé en janvier 1943 la conquête du Fezzan et étant entrée à Tripoli, le Fezzan fut placé pour cinq ans sous le mandat de la France. Cinq centres médicaux militaires y furent aussitôt implantés et des missions ophtalmologiques venues d'Alger y opérèrent. Malheureusement pour les soins des populations, l'ONU décidera en 1948 un référendum qui ne pouvait déboucher que sur l'indépendance.

Lors de la reprise de contact avec la Métropole, après ces trois années de séparation, les premières publications des médecins et chirurgiens d'Algérie aux sociétés nationales, sur les résultats des antibiotiques en particulier, suscitèrent des réactions de surprise, nuancées parfois de scepticisme. Les médecins et chirurgiens métropolitains eurent tôt fait de rattraper leur retard et d'oublier que leurs collègues, du fait des circonstances, avaient été, par rapport à eux, des précurseurs dans ce domaine.

Les médecins d'Algérie conservèrent de cette période une fierté légitime. Surtout, ils avaient pris conscience de leur maturité : tout en restant respectueusement fidèles à leurs maîtres français, ils ne se sentaient plus mineurs. Formée aux échanges humains par les populations indigènes, maintenue dans la stricte observance des disciplines traditionnelles françaises, ouverte à de nouveaux courants jeunes et dynamiques, la Médecine d'Algérie avait acquis sa personnalité distincte. Elle va parachever son oeuvre.
Voici la Médecine à son apogée : la maîtrise thérapeutique est acquise ; la pathologie a changé de visage ; c'est presque un âge d'or.

Les séries opératoires des chirurgiens sont désormais délivrées d'un pourcentage de mortalité considéré jusqu'alors comme inéluctable. Il n'y a plus aucune limite à leurs entreprises, ils s'attaquent avec succès, après le cerveau, au poumon, aux artères, au coeur.
Certes, en Algérie, la misère est profonde après six années d'extrême pénurie ; mais les moyens de prévention sont puissamment accrus, notamment par la DDT ; depuis 46 et le chloramphénicol, la terrible typhoïde n'est plus qu'une maladie bénigne. Syphilis et gonococcies sont désormais contrôlées par les antibiotiques. La tuberculose elle-même va être victorieusement combattue.

En 1947, on évaluait à 200 ou 250 000 le nombre des cas évolutifs en Algérie, et la mortalité par cette affection était cinq fois plus fréquente chez les Indigènes que chez les Européens ; les enfants musulmans d'Alger étaient contaminés a 85 %. Le programme d'avant-guerre fut repris et amplifié : 5 imposants sanatoriums repartis dans tout le pays.
5 aériums dont 2 privés, 2 préventoriums.

Dans ce domaine comme en d'autres s'ajoutaient aux réalisations officielles celles des sociétés de Croix-Rouge fusionnées sous l'autorité d'une présidente exceptionnelle, Henriette Lung et, déjà, celles des organisations mutualistes ; au total 6 000 lits, sur les 25 000 dont l'Algérie disposait alors, furent consacres aux tuberculeux.

En 1949, on entreprit une vaccination de masse par le BCG. Trois ans après, plus d'un million de doses avaient été injectes. Et, après 1952, le coup de grâce fut assené par la streptomycine et l'isoniazide.

De 1952 à 1959, l'indice tuberculinique baissa de 40 % chez les enfants européens, de 30 % chez les enfants musulmans. Le péril était conjuré. L'ascension démographique des indigènes poursuivit des lors son inéluctable trajectoire. Dans le Sud, la conjonctivite granuleuse était pourchassée.

A partir de1948, deux à trois fois par an, une mission ophtalmologique saharienne partait d'Alger, dirigée par une frêle femme, le docteur Renée Antoine, dans deux camions spécialement aménagés, opérant des centaines d'yeux et de paupières, jusqu'à Tamanrasset et à Tindouf, et ce jusqu'en 1962 malgré la guerre. Dans l'Algérie du nord, le rêve s'était réalisé, après 130 années de présence française, d'une population assainie, plus robuste, préservée de la mort des enfants, des jeunes femmes en dystocies et des innombrables drames de jadis. L'on vivait dans un nouvel univers.

A cette phase, la pyramide sanitaire était imposante. Au sommet, l'ensemble médical du Grand Alger, devenue seconde ville de France, dominé par l'hôpital universitaire de Mustapha. Tous les services, en quelques années, au nombre de plus de vingt, s'étaient métamorphosés dans une harmonieuse entente entre les chefs de service et l'administration ; les plans se discutaient en commun et chaque semaine les chantiers étaient contrôlés en personne par le chef de service et le directeur de l'hôpital, Martial Seban, fonctionnaire de grande classe.

Sur les vastes terrains contigus de l'ancien parc à fourrages de l'Armée, enfin annexés, s'édifiaient un centre anti-cancéreux considérable et une clinique spécialisée de plus : les installations de Marseille et même de Lyon, à cette époque, se trouvaient largement distancées.

C'était un instrument d'enseignement de premier ordre où toutes les disciplines médicales étaient rassemblées, concentrées en une puissante fédération de fortes unités au centre de la cite ; on y recevait tout à la fois une formation médico-chirurgicale complète et l'apprentissage de toutes les spécialités, même d'avant-garde. C'est ainsi que, dès cette époque, une école d'acupuncture y fonctionnait, dirigée par G. Grall. Rien n'avait été omis : il y avait même, en ce pays d'exubérante natalité, une consultation de la stérilité féminine, opprobre en terre d'Islam !

Entre les équipes dynamiques et unies des différents services, régnait une saine et stimulante émulation. Des réunions fréquentes et animées des sociétés de médecine, chirurgie, spécialités, confrontaient avec fruit les initiatives et les résultats de chacune. Des revues médicales fort considérées, " l'Algérie médicale - I'Afrique française chirurgicale" faisaient connaître ces travaux. Tous les mois, des conférences post-universitaires pratiques très suivies réunissaient les médecins de la ville et de la région. Une semaine d'actualités recyclait officiellement tous les ans les médecins du bled. Chaque fin d'année, deux journées continues étaient consacrées à exposer le bilan des acquisitions chirurgicales dans tous les domaines, réunissant les praticiens de l'Algérie entière et même du reste de l'Afrique du Nord.

Pour toutes ces réunions avaient été spécialement aménagés plusieurs beaux amphithéâtres pourvus des moyens audio-visuels les plus actuels. Attirés par sa renommée grandissante et par ses installations exceptionnelles, de nombreux congrès nationaux et internationaux avaient élu Alger pour leurs assises.

Médecins et chirurgiens avaient mis au point des techniques, parfois originales. De nombreux ouvrages furent publiés sur tous les thèmes régionaux de pathologie géographique. Des novateurs avaient acquis autorité dans des domaines dépassant les frontières de l'Algérie. C'est ainsi que le Pr. Lagrot, pionnier de la chirurgie plastique, attirait a Alger (ou était appelé en France métropolitaine, à l'étranger, pour les opérer) des chirurgiens et des radiologues rendus infirmes par des radiodermites des doigts. On parlait désormais dans le monde médical de l' " Ecole d'Alger ".

De part et d'autre d'Alger, à l'ouest et à l'est, Oran, Constantine, Bône, devenues grandes villes, suivaient l'exemple de la capitale : dans ces deux dernières, s'érigeaient de vastes hôpitaux monoblocs. Et d'autres hôpitaux modèles s'élevaient à Tlemcen, à Sétif, etc... Les initiatives privées rivalisaient avec les programmes officiels. A Alger, à Oran, les cliniques se multipliaient, très en avance par rapport à celles de la métropole, et aussi dans des villes moins grandes. Les liaisons étaient désormais rapides et sures avec les centres de soins du bled et des djebels.

Les effectifs du Corps de Santé croissaient régulièrement. Toutefois, la population de l'Algérie augmentait plus vite encore, et la besogne médicale était de plus en plus intensive. Au début de 1959, il y avait en Algérie : 1954 médecins civils, dont moins de 200 musulmans, 710 pharmaciens dont 60 musulmans, 523 dentistes et 606 sages-femmes. Près des deux tiers des médecins résidaient dans les villes : 1 pour 1 000 habitants dans l'agglomération d'Alger. Dans l'intérieur et spécialement la montagne kabyle, les médecins continuaient, en dépit de l'augmentation de leurs effectifs, à n'être qu'un pour 25 à 30 000 habitants ; leurs moyens matériels accrus, fixes ou itinérants, palliaient dans une large mesure leur insuffisance numérique, mais là persistait le point faible de l'ensemble.

Si, dans le corps médical et pharmaceutique, le nombre des Musulmans demeurait minime, a peine 1 sur 10, par contre il ne cessait de s'accroître parmi les infirmiers et les auxiliaires médicaux dont ils constituaient le tiers des effectifs, donnant toute satisfaction : les hommes, en particulier, s'avéraient des collaborateurs de choix dans les équipes des hôpitaux comme dans celles du bled. Ces emplois contribuaient à constituer au milieu de la population musulmane une intéressante classe moyenne.

A cette belle organisation médicale, qui attachait si étroitement les Indigènes à la France, ne pouvait manquer de s'attaquer l'horrible guerre fratricide. Encouragée, entretenue par des influences étrangères et aussi par une fraction de la population métropolitaine fourvoyée, elle n'était au départ que l'action d'un très petit nombre, dont la seule arme, pour entraîner de gré ou de force les populations, était le terrorisme. Les médecins, les pharmaciens, les auxiliaires médicaux sans défense furent des cibles de choix pour les tueurs. Pas question de la Convention de Geneve I

Un médecin reçoit dans son cabinet un faux malade qui l'abat froidement ; un autre est tué dans la rue de son village en se rendant auprès d'un malade, ou tel autre, près de Rivet, sur la route menant à son sanatorium ; un paisible pharmacien délivre un médicament à un Indigène qui lui tire une balle de revolver dans la tète ; pire encore le sort de ceux qui ont été enlevés, les disparus... Sans compter les militaires, 28 médecins et pharmaciens ont été ainsi exécutés pendant ces huit années, 7 à Alger, 7 en Mitidja, 5 en Kabylie, 7 dans l'Algérie orientale, 2 dans l'Algérie de l'ouest. Avec un courage admirable et un acharnement héroïque à leurs malades, ils se refusèrent a abandonner leurs postes jusqu'a la fin.

Grâce à cette action combinée, en pleine guerre, chaque mois plus d'un million de consultations étaient distribuées en Algérie aux populations indigènes. Les plus arriérées, dans les cantons les plus reculés, étaient secourues comme elles n'avaient voulu ou pu l'être jusqu'alors. On ne manquera pas d'objecter qu'une fois retirée cette armée, le bled retournerait à sa situation de sous-assisté. Or il avait été suggéré que, la paix revenue, une grande école de médecins de l'Assistance médico-sociale serait créée et pourrait pourvoir à tous les postes, ainsi maintenus, de cette médecine sociale.

Les médecins des SAS n'avaient plus, comme les pionniers de jadis, à combattre des maladies effroyables ; ils offraient leur assistance quotidienne aux adultes, aux écoliers et les meilleurs d'entre eux considéraient leur tache comme une mission. Leur présence était insupportable aux rebelles et quatre au moins de ces médecins auxiliaires furent tués par eux, ainsi que beaucoup de leurs supplétifs musulmans, surtout lorsque ceux-ci, a l'indépendance, furent abandonnés par la France à de monstrueuses représailles.

L'arme du mensonge est l'une des plus redoutables dans l'arsenal des guerres subversives. A la période ultime, ce corps médical impeccable qui, dans la neutralité absolue de son état et de son action, n'avait cessé d'être tout à tous, fut attaqué par les plus basses calomnies. Vaincus par les armes, les rebelles amplifièrent leur combat psychologique dans l'opinion publique en France et a travers le monde en propageant les contre-verités les plus infondées. Il est attristant que ces absurdes allégations aient trouve audience dans les journaux de l'époque, tels Newsweek, et dans des quotidiens français, même chrétiens.

Rumeurs colportées de bouche à oreille, tracts polycopiés, radios étrangères mettaient en garde les Musulmans contre les hôpitaux et les médecins français : " Ils refuseront de vous soigner ; si vous êtes blessé, ils vous achèveront ". Un chef de service de Mustapha fut accusé par les radios de Tunis et du Caire d'avoir tué délibérément un Musulman en l'opérant et déclaré condamné a mort. Les masses musulmanes, plus encore que d'autres, sont crédules : cette ignoble propagande réussit à priver des malades et des blessés de nos soins et à élargir le fossé entre les deux ethnies. Or jamais ne fut diffusé un démenti officiel que réclamaient les médecins d'Algérie. Quand, en juin 1962, un groupe de chefs de service de Mustapha se rendit au Rocher Noir auprès des " autorités " françaises, ils ne purent l'obtenir. La France avait opté pour une Algérie indépendante.

Elle voulait croire que les Français d'Algérie en grand nombre, et avec eux leur corps médical, y resteraient. Mais elle ne faisait rien pour qu'ils le puissent dans la pleine efficacité de leurs moyens et dans la dignité de leur honneur ; elle méconnaissait les données les plus élémentaires de la tragédie.
Quand la France, militairement victorieuse et diplomatiquement vaincue, suivant son chef d'alors, décida d'abandonner ses départements algériens, avec le Sahara malgré ses richesses énergétiques, les médecins d'Algérie se trouvèrent face à un tel drame de conscience qu'au moins cinq d'entre eux se suicidèrent. Ils s'étaient dévoués sans compter jusqu'au bout, totalement, aux deux ethnies, attachés viscéralement à l'une et à l'autre.

Et voici que les Européens étaient livrés sans défense aux nouveaux maîtres de leur pays, à des hommes armés qui n'étaient même plus les insurgés des origines mais souvent, comme en juillet 1962 à Oran, des " résistants " incontrôlés de dernière heure ; ils ne pouvaient plus que fuir.
Qui choisir entre ces deux humanités désormais séparées, jusque là confondues dans la même sollicitude ? Ne pas délaisser les malades indigènes, confiants, reconnaissants et, la plupart, si longtemps fidèles ? Ou ne pas quitter dans leur lamentable exode les Européens condamnés à la dispersion de l'exil ? Très peu nombreux furent les médecins qui décidèrent de rester par conviction politique, par un indissoluble attachement au pays où ils étaient nés, à l'environnement de leur travail, ou par ce qu'ils considéraient comme un devoir de dévouement et d'enseignement. La plupart n'en furent pas récompensés par les dirigeants de l'époque et ceux qui leur succédèrent ; ils durent, d'année en année, se retirer les uns après les autres, presque tous. La grande majorité participa au départ quasi général de 1962 parmi les autres émigrants chassés de leur pays natal auquel ils avaient consacré leur vie, qu'ils avaient tant aimé et transformé.

Pour ceux qui dirigeaient des services d'hôpitaux, le problème eut été dramatiquement insoluble s'il n'avait été réglé par la reddition intégrale intitulée " Accords d'Evian ". Ils étaient retenus par la douleur de s'arracher à ce qu'ils avaient, après tant d'autres, laborieusement achevé, certains que ces beaux et fragiles instruments de travail ne pourraient être correctement utilisés sans eux et se dégraderaient vite, angoissés de prévoir que leurs chers malades musulmans ne bénéficieraient plus des mêmes soins perfectionnés.

Ah ! Si comme tant l'avaient cru, jusqu'au bout des négociations, le centre hospitalo-universitaire d'Alger ainsi que d'autres établissements avaient été maintenus en hôpitaux français autonomes, tels qu'il en existe en pays étrangers, plus d'un serait demeuré à son poste ! Mais non, tout fut livré corps et biens, l'Université avec le reste. Alors ils n'hésitèrent plus. L'Etat français avait-il pu croire que les médecins renieraient leur nationalité française, trahiraient leur patrie européenne pour être livrés à l'arbitraire d'un Etat pas même encore défini ?

Mesurant les sacrifices, les efforts, les dévouements, l'expérience acquise de toute cette oeuvre qui suscitait l'admiration des étrangers, la reconnaissance des populations, n'est-on pas fondé à conclure, hélas ! que la suppression d'une organisation médicale plus que séculaire et de l'une des plus grandes Universités françaises a été l'un des crimes commis par la France de cette époque ?

Apres 1962 la régression de la médecine en Algérie était inévitable.
Les Algériens d'aujourd'hui regrettent leurs médecins français ; ils sont nombreux à franchir la mer pour être soignés par ceux en lesquels ils avaient placé et auxquels ils ont gardé leur confiance. Et ceux-ci, qui aussi les regrettent, les retrouvent dans les mêmes sentiments que jadis.

De tous les liens noués par 132 années entre les populations européenne et musulmane, ceux de la médecine sont parmi les plus solides, les moins vulnérables à l'usure du temps ; ils ne cessent de se renouveler, achevant de prouver que l'oeuvre médicale française en Algérie fut exemplaire.

Pierre Goinard - 1903 - 1991.
Ancien Professeur aux Facultés de Médecine d'Alger, puis en 1966 à Lyon à l'hôpital Edouard Herriot.
Auteur de " Algérie, l'œuvre française ", édition Robert Laffont 1984 et réédité chez Gandini en 2003.

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Mis en ligne le 12 mars 2021

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