Au plus glorieux & plus majestueux Prince de la croyance de Jésus, choisi entre les Grands, magnifiques honorés dans la Religion Chrétienne ; arbitre & pacificateur des affaires qui naissent dans la communauté des Peuples Nazaréens ; dépositaire de la grandeur, de l'éminence & de la douceur possesseur de la voie qui conduit à l'honneur & à la gloire, l'Empereur de France, Louis. Dieu veuille le combler de prospérité & de bonheur, & affermir ses pas dans les sentiers de la droiture. Après avoir donné le salut à celui qui a suivi le Conducteur.

Les Turcs entendent par cette phrase, ceux qui suivent la Loi de Mahomet qu'ils prétendent être les seuls qui méritent le salut. Suite de la Lettre.

Votre Majesté saura que votre serviteur le Consul d'Arvieux est heureusement arrivé en cette Ville d Alger, dans les premiers jours du mois de Septembre de notre année mil quatre vingt-cinq il est le bienvenu. Nous le recevons avec plaisir & à notre contentement. Nous le reconnaissons pour Consul. Tout ce qu'il fait nous est agréable, parce que tous ceux qui viennent de la part des Grands doivent être considérés comme la personne de ceux qui les, envoient. Mais nous n'avons la paix, qu'avec vous, & non pas avec les autres Nations. Nous n'avons rien à voir sur vos Navires, & nous ne consentons pas aussi qu'aucun de nous les trouble & les inquiète. Cependant vos Vaisseaux reçoivent des Chrétiens Étrangers dans leurs bords, qu'ils transportent de côté & d'autre ; il n'y a personne de nous qui soit content de cela. Si on trouve deux ou trois Étrangers dans un Vaisseau Français, on ne leur dira rien ; mais s'il y en a davantage nous prendrons nos ennemis sans toucher au chargement où nous ne prétendons rien. Nous vous avertissons aussi que vos sujets naviguent avec les Vaisseaux de Livourne, de Gènes, de Portugal, d'Espagne, de Hollande & de Malte ; si nous les trouvons dans les Navires de nos ennemis, nous les prendrons, parce qu'ils se battent contre nos gens, & en blessent, & en tuent. Lorsque nous en trouverons en cet état, nous ne leur donnerons point de quartier & les ferons Esclaves. Nous ne les considèrerons plus comme vos Sujets, d'autant que depuis vingt ou trente ans qu'ils ont passé dans ces Pays-la, ils s'y font mariés & habitués, ils servent nos ennemis & font la course avec eux. Nous vous déclarons donc que nous en prendrons tout autant que nous en trouverons de cette marnière, Nous vous avons écrits deux ou trois Lettres sans recevoir de réponse.

Ainsi dès que cette Lettre sera arrivée en votre présence, faites-nous savoir en diligence par une autre Lettre de votre part quelle est votre intention là-dessus, afin que nous prenions nos mesures, & que nous sachions si vous désirez que nous soyons en paix. Le moyen de l'affermir, est que vous fassiez défense à vos Sujets de recevoir dans leurs bords plus de trois Chrétiens qui ne soient pas de nos amis, & que vos Sujets ne naviguent point dans les Vaisseaux de nos ennemis, parce que ce procédé pourrait être cause de quelque rupture, qui serait en ce cas contre notre volonté. De votre part quand vous prendrez quelques Vaisseaux sur vos ennemis, comme ceux de Salé & de Tripoli s'il se trouve quelqu'un qui se réclame d'Alger, nous le désavouerons, & nous ne le reconnaîtrons point.
Au surplus, si vos Navires venant dans le Port d'Alger, pour avoir de l'eau, du biscuit, & autres provisions dont ils auront besoin, les ayant reçues & étant sur le point de partir, reçoivent dans leurs bords les Esclaves des particuliers qui s'y réfugient avec des Chaloupes au à la nage, & les amènent avec eux, leurs Patrons viennent ensuite nous faire enrager, c'est ce que nous ne pouvons souffrir en aucune manière, & pour ce sujet aussi défendez-leur qu'ils n'enlèvent aucun des Esclaves de cette Ville quand ils y viendront.

Il y a aussi des Turcs qui se sauvent de Gènes, de Livourne, d'Espagne, & des autres Pays où ils étaient captifs, & s'en vont dans votre Royaume, à cause de la paix qui est entre nous.
Nous ne consentons point aussi que vous les fassiez Esclaves, & qu'on les mette aux Galères. Nous finissons en vous souhaitant une longue vie pleine de félicité.
Écrit dans les derniers jours de la Lune Gemad, le second de l'année 1085 c'est environ le vingt trois Septembre 1674.

Au bas de cette Lettre était le chiffre du Pacha, qui contenait ces mots, le pauvre, l'abject, le Prince des Princes Ismaël Pacha. Vice-roi d'Alger.

Les deux autres Lettres n'étaient que des copies de celle-ci, l'une signée du Dey, & l'autre au nom du Divan & de la Milice, qui composent la République d'Alger.
J'eus soin de les traduire en Français avant de les envoyer. Elles me parurent bien fières. Mais que peut-on attendre de gens Barbares comme les Algériens, qui n'ont pas encore éprouvé la puissance du Roi. Il serait à souhaiter qu'il les châtiât une bonne fois, ils deviendraient plus respectueux.

Lorsque Baba Hassan me remit ces Lettres, il me recommande d'écrire au Sieur de la Font, que s'il allait au Bastion avant de passer à Alger, qu'il prît bien garde de ne commettre aucune violence contre qui que ce fut, s'il voulait s'établir dans un Pays où il n'était point aimé. Il avait raison : car on n'entend point raillerie à Alger sur le chapitre de l'argent & de l'intérêt particulier, on y sacrifie tout pour cela.

Le vingt quatre Septembre, les Pères Trinitaires Portugais partirent d'Alger, & ramenèrent à Lisbonne trois cents Esclaves de leur Nation qu'ils avaient rachetés, & deux jours après les Corsaires amenèrent trois cents Esclaves qu'ils avaient pris sans résistance. Il me semble qu'il serait plus avantageux aux Chrétiens d'employer l'argent qu'ils apportent tous les ans à Alger pour acheter les Esclaves, à entretenir un nombre de Vaisseaux armés pour prendre ces Écumeurs de mer & s'en défaire une bonne fois. Cela n'est pas si difficile qu'on se l'imagine.

J'obligeai le Sieur Estelle d'écrire au Sr. De la Font en conformité de ce que le Dey m'avait dit, & ayant fait un état de tout ce que le Bastion devait à Alger qui se montait à douze mille piastres, j'envoyai le tout par la Barque de Legier. Le vingt sept Septembre, Baba Hassan m'envoya dire qu'il prétendait que la Barque de Legier allât en droiture à Marseille, sans toucher au Bastion ni en aucun lieu de la côte, afin que la réponse des Lettres arrivât plutôt ; qu'il voulait l'avoir dans un mois ; qu'autrement il nous déclarerait la guerre, étant extrêmement fatigué de nos longueurs ; & qu'il lui convenait de rompre une bonne fois avec nous & me renvoyer en France. Je répondis que la réponse du Roi dépendait de sa volonté, & qu'étant à la tête de ses armées dans un Pays éloigné de près de trois cents lieues de Marseille, on ne pouvait pas fixer un temps si court ni commander aux vents. Baba Hassan qui avait alors tant de crédit dans cette République de Corsaires, n'était il y a quelques années qu'un Chiaoux, c'est-à-dire, un Sergent ou Huissier du Divan, gueux misérable.

Sa brutalité l'ayant rendu odieux à la Milice, il fut résolu de le faire expirer sous le bâton, il fut averti & s'enfuit, & s'étant retiré secrètement au Bastion, le Sieur Arnaud le cacha & était sur le point de l'envoyer en France pour lui sauver la vie, lorsque par un bonheur extraordinaire ses mauvaises affaires s'accommodèrent. Des services importants qu'il rendit à Mehemed Raïs, surnommé Tricq, Capitaine Général des Vaisseaux d'Alger, & à présent Dey de la République, le tirèrent de la poussière. Ce Général lui donna sa fille en mariage, & se trouvant accablé de vieillesse, il le chargea, de la plus grande partie du Gouvernement de la République en qualité de son Lieutenant. Le service que le Sieur Arnaud lui avait rendu lui avait attiré l'amitié, la reconnaissance & la protection de ce Barbare & de son beau-père.

Le Sieur Estelle demeurait à Alger en qualité d'Agent du Bastion avec deux mille piastres d'appointements. Mais il était caution de toutes les redevances & de toutes les dettes de la Compagnie.
On l'accusa d'avoir dit au Dey que la Barque de Legier avait un fond considérable, qui appartenait aux Associés du Sieur Arnaud, & qu'il était à propos de le prendre à compte de ce que le Bastion devait à la République. Quoique cela fût faux, cela flattait trop l'avidité du Dey & de son gendre pour le négliger.
Il m'envoya chercher le vingt neuf Septembre avec le Patron Legier, à qui il ordonna de mettre à terre les fonds qu'il avait appartenant à la Compagnie du Bastion, & sans lui donner le temps de répondre ; il lui dit & à moi aussi qu'il ne voulait point de remontrances, & qu'il fallait obéir sur le champ.

Je ne laissai pas de lui dire que la Compagnie du Bastion n'avait rien sur la Barque de Legier ; que ce Patron avait emprunté de plusieurs Marchands environ mil piastres à payer à retour du voyage ; que si le Bastion devait quelque chose à la République c'était à Estelle à qui il fallait s'adresser, puisqu'il en était l'Agent & la caution ; qu'on ne pouvait rien prétendre du Sieur de la Font, qu'après qu'il aurait été mis en possession du Bastion ; qu'il était inouï qu'on eût enlevé par force le bien d'un Marchand pour payer les dettes d'un autre ; que cette violence, se répandrait de tous cotés &- empêcherait qu'on osa venir trafiquer, à Alger ; que le Patron Legier serait entièrement ruiné s'il ne rapportait les fonds qu'il avait emprunté pour employer en marchandises à Alger & à la côte, & enfin que le Roi ne manquerait pas de s'en formaliser.
Toutes, mes raisons qui auraient été bonnes pour tout autre que pour un Barbare brutal, ne firent aucune impression sur Baba Hassan. Il envoya le Trucheman avec le Gardien du Port visiter la Barque, & apporter au Divan tout l'argent, qu'ils y trouveraient, & se contenta de répondre à mes oppositions ; que puisque la Barque de Legier ne s'en allait que pour revenir, il voulait que l'argent demeurât à terre entre les mains de M. le Vacher. Le voyant dans une résolution déterminée de passer outre, j'envoyais mon Chancelier pour observer ce qui se passerait, & faire les procédures nécessaires.

J'envoyai chercher le Sieur Estelle, & après lui avoir reproché qu'il était l'auteur de cette avanie, dont il ne put disconvenir, je lui fis mes protestations en forme, qu'il serait responsable en son propre & privé nom de tous les événements.
Nous étions encore ensemble quand on le vint appeler de la part du Pacha. Il y alla & ne revint plus me retrouver. Je sus quelques heures après que le Patron Legier était de retour de sa Barque, & qu'on avait apporté au Divan tout l'argent qui s'y était trouvé, consistant en neuf cents piastres, y compris les fonds particuliers des Matelots. J'allai promptement au Divan y renouveler mes oppositions, Baba Hassan voulut alors tourner la chose en raillerie, parce que Estelle lui avait dit que je l'avais menacé. Il me dit qu'on n'avait pas trouvé grand argent dans la Barque de Legier, & qu'il fallait nécessairement qu'il m'eût remis les trois mille piastres de la Compagnie du Bastion. Il me dit ensuite qu'il avait fait attention à mes raisons, qu'il ne voulait pas retenir le bien des Marchands, qui venaient sous la bonne foi de la paix ; mais que s'il en avait trouvé de celui qu'il cherchait, il l'aurait retenu pour les dettes du Bastion ; mais que sur ce que j'avais avancé, il le renverrait à ma Chancellerie pour le rendre au Patron Legier, & qu'il partit aussitôt. Je pris cette occasion pour dire à Baba Hassan que les Corsaires d'Alger partaient sans prendre de passeports du Consul de France, parce que nous avions trente Vaisseaux de guerre en mer, qui les pourraient enlever, & les prendre pour des Tripolins ou des Saltins, & qu'il pourrait leur en arriver autant qu'à la Barque qui fut brûlée devant Collioure. Il me remercia de mon avis, & me promit d'y donner bon ordre.

Le second jour d'Octobre 1673 je menai le Patron Legier au Divan pour prendre congé du Dey, selon la coutume d'Alger. Je trouvai qu'Estelle nous avait suscité de nouvelles brouilleries. En effet Baba Hassan dit au patron Legier qu'il l'envoyait en France pour porter ses lettres, & lui en rapporter la réponse dans un mois au plus tard, & que pour assurance de sa parole, il fallait qu'il laissât ses fonds entre les mains du Trésorier du Divan.

J'eus là-dessus un démêlé terrible avec ce brutal, nous nous poussâmes à bout réciproquement, & comme il voulait l'emporter absolument, je le quittai brusquement, en lui protestant que s'il s'obstinait à retenir les fonds de cette Barque, le Patron & La Barque ne partiraient point du Port d'Alger, que ce procédé mettrait la confusion dans la place de Marseille, & qu'il n'en viendrait plus personne , & que les fonds de cette Barque étant arrêtés par les intrigues d'Estelle, on les lui ferait payer à Marseille avec les dédommagements, ou sur ses biens, ou sur les douze mille écus promis au feu Sieur Arnaud par la transaction Cette dernière raison frappa vivement Baba Hassan. Il donna congé au Patron Legier, lui souhaita un bon voyage & le congédia. Il fut à fon bord & en moins d'une heure il mit à la voile. Baba Hassan s'étant trouvé avec le Dey, ils voulurent entrer dans une autre manière. Ils me demandèrent si je n'avais jamais exercé des Consulats ou d'autres Charges publiques. Je leur répondis que je n'avais jamais fait autre chose, & que j'avais vu toutes les Échelles du Levant. Ils dirent alors que tous les Pays que j'avais vus étaient bien différents d'Alger, & qu'il y fallait vivre d'une manière toute différente. Ils ajoutèrent que c'était grand dommage que je fusse Chrétien, & qu'on ferait de moi un bon Gouverneur ; si j'étais assez heureux pour embrasser leur Religion. Je reçus cela comme une raillerie, & je leur répondis que la justice devant être égale partout, je ne m'apercevrais point de cette, différence, quand ils voudraient nous la rendre, & qu'alors je trouverais les mêmes agréments à Alger, que j'avais trouvé par tout ailleurs. Qu'à l'égard du changement de Religion, que ce n'était pas la première fois que l'on me l'avait proposé ; mais qu'outre le baptême qui est commun à tous les Chrétiens, j'avais encore une Croix & un caractère qui s'obligeaient à une plus étroite observance, & que je souhaitais de tout mon cœur d'avoir l'occasion de le leur faire connaître.

Le cinq octobre, Estelle employa l'autorité du Dey pour faire enlever trois cent cinquante piastres appartenant à un Espagnol, qui étaient en dépôt dans la Chancellerie à cause qu'un Majorquin devait pareille somme au défunt Sieur Arnaud. Je dis à Estelle que la Chancellerie était un lieu sacré, où tout ce qu'on y déposait devait être en sûreté. Que s'il avait des prétentions, il devait donner sa requête & ses preuves, & qu'on lui rendrait justice ; mais que s'il continuait à faire agir la violence des Turcs je serais obligé de faire un procès verbal contre lui.

Le douze Octobre, le Dey m'envoya chercher pour me dire que le terme des paiements du Bastion étant expiré, il voulait que je lui trouvasse de l'argent. Je lui répondis que j'étais Consul, & que je n'étais ni Agent ni intéressé dans la Compagnie du Bastion. Je vis bien que c'était un tour du Sieur Estelle qui cherchait toutes sortes de moyens pour me brouiller avec les Puissances d'Alger. Je dis au Dey que je m'étonnais qu'il eut oublié qu'Estelle était l'Agent & la caution de La compagnie du Bastion, & que par conséquent c'était à lui qu'il se devait adresser.

Le Dey me répliqua qu'il était informé avant mon arrivée, que je soutiendrais les intérêts de la Compagnie, qui me donnait trois mille piastres par an, que l'exercice du Consulat n'était qu'un prétexte, & qu'ayant la connaissance des Langues Orientales, je n'étais pas obligé de m'en rapporter aux Truchemans. Qu'il savait que j'avais apporté dix mille écus du Bastion, qu'il voulait que je lui trouvasse de l'argent, sauf à moi à m'en faire rembourser par le Sieur de la Font ou par les héritiers du sieur Arnaud. Je lui dis qu'Estelle l'avait instruit très mal, contre la vérité, & seulement pour me brouiller avec lui. Qu'il était vrai que je m'étais mêlé des différends qui étaient entre le Sieur Arnaud & ses associés, qui avaient été terminés par la transaction, sans laquelle le Bastion aurait été abandonné. Que ceux qui avaient visité mes hardes par son ordre, & contre les droits & les privilèges de tout temps des Consuls, n'avaient trouvé qu'un sac de cinq cents piastres que j'avais apporté pour ma dépense. Que je ne devais pas emprunter de l'argent pour les affaires d'un particulier, ni même avancer pour les uns & les autres, & ne sachant point comme les affaires du Bastion se termineront, & si le Sieur de la Font acceptera le parti qu'on lui proposait ; qu'on ne peut rien prétendre de ce qui est porté par la transaction que quand il sera en possession de son commerce ; que dans ce temps-là il aura un Agent à Alger pour payer les redevances, & répondre de tout au Divan. Que le Sieur Estelle était encore dans la fonction d'Agent, & qu'ayant du crédit dans le Pays, il lui était facile de donner ce qu'on demandait. Que si après l'arrivée de la Barque de Legier, le Sieur de la Font était dans la résolution de passer à Alger il ne perdrait point de temps, & la satisfaction de la Milice ne serait pas beaucoup retardée, & qu'enfin il fallait se donner patience.
Le Dey me congédia après ces paroles, en disant qu'il aviserait à ce qu'il aurait à faire. Que les Soldats ne connaissant que Dieu & leurs intérêts, n'entendaient pas de raillerie sur l'argent qui est destiné pour leur paye, & qu'ils auraient bien le moyen de m'en faite trouver, ou de me renvoyer en France. Ce dernier compliment, qui était la conclusion ordinaire de toutes mes audiences, ne m'effraya pas beaucoup.

Le quatorze octobre le Sieur Arnaud fils aîné du défunt arriva à Alger. Il fut voir le Dey dès qu'il fut débarqué, & le Dey lui promit de lui tenir lieu de père. Il me vint voir ensuite, accompagné du Sieur Estelle, & après son compliment, il m'assura que son père avait des sentiments de moi bien opposés à ceux de son parti, tant à Alger qu'à Marseille, & qu'il était mort avec le regret de n'avoir pu me remercier des soins que j'avais pris pour leur accommodement.

Le vingt-deux, deux Corsaires d'Alger arrivèrent avec deux prises Portugaises chargées de planches, de goudron, & d'une centaine d'hommes. Ils avaient brûlé le Vaisseau garde-côte de Portugal monté de trente-six pièces de canon, & de quatre cents hommes d'équipage. Le Capitaine Portugais selon ses ordres, devait prendre chasse & ne se point battre contre un nombre inégal de Vaisseaux ennemis. Il fut attaqué par ces deux Algériens, qui lui tirèrent toutes leurs bordées & leur mousqueterie, qui tuèrent plusieurs officiers & beaucoup de soldats. Le reste de l'Équipage se jeta à fond de calle, après avoir tiré quatre coups de canon, & se laissèrent brûler sans résistance. On ramassa sur l'eau environ cent hommes, qui avaient leurs Chapelets au col ou à la main.

Le vingt sept, Un Corsaire de Salé qui s'était trouvé dans un combat, & y avait été maltraité, vint à Alger pour se radouber. Il avait sept Esclaves Anglais & un Français de la Ciotat qu'ils voulaient vendre au marché, pour avoir des vivres pour son Équipage. Il en demanda la permission au Dey qui la lui refusa, parce qu'il était en paix avec ces deux Nations, & qu'il ne pouvait lui permettre cette vente, qu'en cas que leurs Consuls ne voulussent pas s'en accommoder avec lui. Le Corsaire alla trouver le Consul Anglais, qui lui donna 700 piastres pour les sept Anglais. Il vint ensuite chez moi, & comme la planche était faite, je lui donnai aussi cent piastres pour le François, & par là j'évitai qu'il fût vendu au Batistan deux ou trois fois autant. Les Anglais ont toujours des fonds entre les mains de tous leurs Consuls d'Afrique, pour retirer les Esclaves de leur Nation qu'ils seraient en droit de réclamer selon leurs Traités. Cette manière est plus abrégée & les Anglais ne laissèrent pas de publier qu'on leur a rendu leurs compatriotes, & se font honneur de ce dont ils ne sont redevables qu'à leur argent.

Le vingt huit le Consul Anglais, qui l'est aussi des Génois, eut une audience secrète du Dey, dans laquelle il lui proposa de la part du Sr. Lomellini Génois Gouverneur de Tabarque, de ruiner le Bastion de France, & de le lui abandonner, aux offres de lui payer toutes les sommes qu'il recevait des Français. On avait fait ci-devant la même proposition au Sieur Arnaud, & on lui avait fait pour cela des propositions avantageuses avec un dédommagement raisonnable. Cela donna occasion au Dey de m'envoyer dire par le Trucheman que les soldats voulaient être payés, qu'ils ne se souciaient plus que le Sieur de la Font vint ou non, puisqu'il tardait tant à venir, & qu'il était dans la résolution de donner le Bastion à des gens qui lui offraient de plus grands avantages. Il y avait déjà longtemps que je voyais le Dey & la Milice dans la résolution d'accepter ce parti. Je chargeai le Trucheman de dire à son maître de ma part, qu'il n'avait pas encore lieu de s'impatienter depuis que nous avions écrit au Sr. de la Font ; que les lettres de Tabarque marquaient qu'on le croyait déjà arrivé au Bastion avec un secours considérable, que je savais les offres que les Génois lui faisaient, mais que j'étais bien assuré qu'ils n'osaient les exécuter, parce que le Roy qui protégeait la Compagnie ne manquerait pas de leur faire sentir les effets de son ressentiment. Le Dey ne répliqua rien, & ne m'en parla plus.

Le cinq Novembre 1674, on apprit la mort de Regab, Bey ou Gouverneur de Constantine. Il avait fait mourir son frère Farhat Bey, & avait épousé sa veuve, qu'il avait fait étrangler quelque temps après par deux de ses esclaves. Ce barbare avait fait massacrer beaucoup, de soldats : il ne voulait plus reconnaître l'autorité du Dey, & voulait s'ériger en petit Souverain dans son Gouvernement. Il avait épousé une belle Esclave Espagnole, dont la mère qui était aussi Esclave à Alger me venait voir quelquefois. Le Dey & Baba Hassan trouvèrent le moyen de le surprendre le firent mourir, & donnèrent le Gouvernement a un de ses neveux fils de Farhat.
Le même jour un Renégat de Marseille appelé Mahmy Samson, rentra dans le Port sans autre prise que d'une Tartane qu'il avait reprise sur les Espagnols.
En voici l'histoire.

Le Patron jean Prudent de Frontignan en Languedoc montait une petite Tartane de Martigues qui n'avait que quatre pierriers & huit hommes d'Équipage. Il avait pris du blé à Gibraltar dans le Detroit, & en s'en retournant en Provence, le vent contraire l'obligea de mouiller à couvert d'une petite île. Il y fut attaqué par trois Frégates Espagnoles armées & montées chacune de cent hommes, il se défendit vigoureusement, soutint trois abordages, tua plus de cent hommes de ses ennemis ; mais ayant perdu deux de ses meilleurs hommes, il fut enlevé à un quatrième abordage. Les Espagnols enragés de leur perte, usèrent cruellement de leur victoire. Ils sabrèrent & poignardèrent les six Français qui restaient. Ils coupèrent les câbles de la Tartane, pour la conduire dans un de leurs Ports le plus voisin. Tout ceci se passa pendant la nuit ; mais à la pointe du jour le Raïs Mahmy Samson se trouva auprès d'eux, porta dessus, les contraignit d'abandonner la Tartane, les canonna vivement, & les aurait enlevés, s'ils ne se fussent mis si près de terre, que tirant beaucoup plus d'eau, il ne pût les joindre ; de sorte qu'après les avoir bien maltraités il revint s'emparer de la Tartane, & ayant su qu'elle était Française, il fit passer dans son bord les blessés, les fit panser avec soin, & les traita avec beaucoup de bonté. Dès qu'il fût mouillé il les fit conduire chez moi. Le Patron Prudent était blessé de plusieurs coups de sabre & de poignards à la tête & dans le corps, & ses Matelots étaient aussi maltraités que lui. J'allai fur le champ au Divan réclamer la Tartane, son chargement & son équipage. Le Dey balança longtemps s'il me l'accorderait ; à la fin il m'accorda le corps de la Tartane & l'équipage, me faisant valoir cette justice comme un présent qu'il me faisait en considération de ma bienvenue & des soins que j'avais pris pour l'équipage de la Barque brûlée devant Collioure ; mais comme le blé avait été repris sur les Espagnols qui s'en étaient rendus maîtres, il ne voulut pas le rendre, d'autant plus qu'on en manquait à Alger, où il vint tout a propos, & fut vendu sur le champ.

Le neuf Novembre, le Sieur Arnaud vint me rendre une lettre du Sieur Villecroche qui commandait au Bastion par ordre du Dey, qui me marquait la disposition où il était de bien vivre avec le Sr. de la Font.

Le vingt et un Novembre, un Vaisseau Corsaire d'Alger commandé par Hussein Raïs, surnommé Mezamorto, amena deux prises qu'il avait faites, l'une d'un Vaisseau Génois, & l'autre d'une marque de Livourne, commandée par le Patron Nicolo Picotti. Elle était partie de Marseille, & vingt Français qui voulaient voir les cérémonies de l'Année Sainte à Rome, s'y étaient embarqués, & l'avaient préférée à d'autres Bâtiments Français, craignant d'être pris par les Espagnols, & ils furent pris par les Turcs. On eut raison de dire d'eux ce qu'avait dit un ancien : Incidit in Scyllam cupiens vitare Caribdim.( Pour éviter Charybde, tomber en SCYLLA ndlr)
Le Corsaire rencontra la Barque près de Livourne, qu'elle aurait pu aller à terrer maiscomme il avait arboré la Bannière de Hollande, elle poursuivit sa route, dans la pensée, comme on l'a su depuis, de livrer ces Français à leurs ennemis les Hollandais, & de partager leurs dépouilles.
Ils furent trompés, & devinrent la proie des Algériens : leurs noms sont ici inutiles. On verra dans la suite ce qui leur arriva, puisqu'ils eurent le même fort que les cinq autres Français qui étaient en dépôt dans le Bagne du Divan d'Alger.
Mezamorto était né à Constantinople, & plus poli, plus modéré, plus honnête homme qu'on n'en trouve dans les gens de ce métier. Dès qu'il eût examiné les passeports de nos Français, il leur dit qu'il tâcherait de les mettre à terre, ou avec quelques-uns de leurs amis ; mais ces gens peu instruits des manières des Barbaresques, & croyant qu'on aurait plus de respect & d'attention pour eux, s'ils se disaient tous gens de qualité, s'avisèrent de se traiter entre eux de Marquis & de Chevaliers, comme en effet quelques-uns étaient, & étant d'ailleurs très bien vêtus, & quelques-uns ayant des boucles de pierreries ; l'Équipage les prit pour des Chevaliers de Malte, ne connaissant point d'autre chevalerie, & protestèrent au Capitaine que s'il les relâchait, sa tête en répondrait au Divan & à la Milice d'Alger. Mezamorto fut forcé de les conduire à Alger ; mais il leur fit toutes les caresses imaginables, les traita bien, les logea le mieux qu'il lui fut possible, les assura qu'ils ne seraient point Esclaves, & que dès qu'il serait arrivé il ferait avertir le Consul de France, afin qu'il les allât réclamer, & qu'assurément le Dey les mettrait en liberté. Il fit porter dans sa chambre toutes leurs hardes, de crainte que les soldats ne les pillassent, & il fit au Dey la relation la plus avantageuse qu'il pût pour leur procurer la liberté. J'envoyai mon Chancelier à bord du Corsaire, dès qu'il fut mouillé, afin d'être informé de leurs qualités & de quelle manière ils avaient été pris, afin de les réclamer ; entre autres le Sieur Vaillant s'était qualifié homme du Roi, parce qu'il allait chercher des médailles par ordre de M. Colbert. Il prétendait par cette qualité se faire distinguer des autres, & il ne prenait pas garde que c'était le moyen de rendre sa délivrance plus difficile, & sa rançon plus considérable. Le Chancelier revint si tard que je ne pus rien faire ce soir-là.

Le douze Novembre 1674, je priai M. le Vacher de m'accompagner au Divan où j'allais réclamer ces Français. Le Dey n'attendit pas que je lui parlasse. Il se déchaîna d'abord contre moi, disant qu'il m'avait recommandé d'écrire en France que leur intention était de prendre tout ce qu'ils trouveraient sous la bannière de leurs ennemis que la Barque qui avait porté leurs lettres était arrivée à Marseille vingt jours avant que ces Français en fussent partis : que puisque le mépris que nous avions pour ses sentiments le rendait odieux a la Milice, il voulait les faire Esclaves pour la satisfaire, afin que par cet exemple ils cessassent de s'embarquer avec leurs ennemis une bonne fois : ainsi que je n'avais qu'à me retirer. Je lui représentai que la crainte de Espagnols, & la confiance que ces Français avaient eue à la paix d'Alger & de Tunis, les avaient obligés à préférer cette Barque de Livourne aux autres Bâtiments Français dont ils auraient pu se servir. Qu'il ne doit pas être défendu aux Français de passer sur les Navires de leurs amis, puisque les Turcs se servent bien des nôtres, par la même raison. Qu'une marque de cela, était que depuis deux jours la Barque du Patron Lombard venait de lui amener une quantité de Pèlerins de la Mecque embarqués à Tripoli de Barbarie, qui n'avaient pas voulu se servir des Bâtiments de leur Nation, à cause des Corsaires de Malte & de Livourne. Qu'il devait se souvenir que le Roi les lui aurait fait rendre, s'ils avaient été pris par les Maltais, comme il avait fait ceux qui avaient été pris sur le Vaisseau St. Barthélemy, & ceux que le Sieur Picquet avait vendus à Livourne. Que dans la Lettre qu'il avait écrite au Roi, en parlant des Français qui passent sur les Vaisseaux des ennemis d'Alger, il alléguait que c'était à cause qu'ils les servaient, qu'ils se battaient contre eux & qu'ils leur tuaient du monde. Que les Français dont il était question n'étaient ni matelots, ni soldats payés par les Livournais. Que non seulement ils ne s'étaient point battus ; mais qu'ils étaient empêché que les autres se défendissent, & qu'ils avaient déclaré au Patron qu'ils ne pouvaient point se battre contre des gens avec lesquels ils étaient en paix, & qu'ainsi s'étant donnés à eux de bonne foi, il ne pouvait pas les retenir ni les faire Esclaves sans rompre la paix, & s'attirer tout le ressentiment du Roi.

Le Dey répondit qu'il se souciait peu qu'ils fussent Matelots, Soldats ou Passagers, qu'il lui suffisait feulement pour être Esclaves qu'ils fussent Français pris sous la Bannière de leurs ennemis. Qu'ils l'avaient marqué au Roi dans leurs Lettres, que c'était à lui à prendre ses mesures, & qu'ils ne le voulaient pas autrement. Je lui dis que le Roi ne pouvait pas encore avoir reçu leur Lettre, ni fait aucune défense à ses Sujets selon leurs désirs, supposé que Sa Majesté le trouva a propos ; mais que je ne croyais pas qu'elle voulut fermer les Ports, ni empêcher ses Sujets d'aller partout ou ils voudraient avec leurs amis. Que les Vaisseaux d'Alger allaient à Toulon & à Marseille, où on leur donne gratis toutes les munitions de guerre & de bouche dont ils ont besoin. Qu'au sortir de nos Ports, ils pourraient rencontrer des Passagers Français & les prendre, & que je ne souffrirais jamais qu'on les exposa en vente. M. le Vacher s'apercevant que nous commencions à nous échauffer bien fort, & que je protestais que je ne sortirais point du Divan qu'on ne m'eût rendu ces Français, proposa un expédiant qui fut agréé sur le champ, qui fut que ces Passagers demeureraient en dépôt dans le Bagne de la Douane, jusqu'à ce qu'on vît par la réponse du Roi, si nous aurions la paix ou la guerre, & juger par là de leur sort. Le Dey s'y rendit d'abord, à condition que je leur fournirais leur subsistance, sinon qu'il en ferait vendre quelqu'un pour donner du pain aux autres, le demandai que leurs hardes leur fussent rendues, & l'argent que leur Capitaine leur gardait, & que cela servirait à les entretenir. Il ordonna que les hardes fussent rendues, & que l'argent fût mis en dépôt chez le Receveur du Battistan. On avait rangé ces Passagers sur l'aile gauche de la cour, & les Équipages des deux prises de l'autre coté. Ils vinrent pendant plus d'une heure de quelle manière j'en usai avec les Turcs pour leur obtenir la liberté. Ils ne se déclarèrent que dix-neuf, & ne me dirent point que la vingtième qui se nommait Jean de Banneux, avait été mis parmi les Esclaves ; il était jeune, blond, & avait l'accent Flamand, aussi était-il de Maastricht, & à cause de cela on ne voulut pas le mettre avec les Français. Il ne m'aurait pas été plus difficile d'en avoir vingt que dix-neuf, si j'avais été averti ; mais le Sieur Vaillant avait dit à ceux qui le voulaient faire qu'on les vendrait tous s'ils en parlaient.
Les Passagers Français furent donc envoyés au Bagne du Divan. Leur dépense fut réglée par eux-mêmes, je leur envoyai de l'argent, des couvertures, des planches, & tout ce qui leur pouvait être nécessaire. Le Dey me renvoya leurs hardes, après qu'elles eurent été visitées au milieu du Divan, afin que les Soldats vissent qu'il n'y avait point de trésors dedans.
La discorde se mit d'abord entre eux, & j'eus bien de la peine à empêcher qu'ils ne se perdissent par les reproches qu'ils se faisaient les uns aux autres en présence des Turcs, dont il y en avait toujours quelqu'un qui entendait leur Langue.

Je fus encore au Divan le treize pour réclamer Jean de Banneux ; mais il avait été vendu à un Chiaoux, qui en avait donné trois cens piastres. Le Dey me dit que je perdais mon temps & que c'était un Hollandais, qu'on le connaissait bien, & que les Français n'étaient ni de ce poil, ni de cette couleur.

Le dix huit Le nommé Issouf Raïs Majorquin Renégat, & un autre Corsaire amenèrent treize Matelots Français. C'était l'Équipage d'une Barque de Martigues, qui avait chargé des amandes & du cuivre à Sainte Croix dans le Royaume de Fez, & qui allait a Lisbonne. Ces corsaires l'ayant découverte à la hauteur du Cap St. Vincent lui donnèrent la chasse. Elle mit la Bannière de la France au haut de son mât pour se faire connaître.
Le Majorquin Renégat eut tant de rage de l'avoir poursuivie inutilement, que s'en étant approché de bien près, il lui fit une décharge de toute son artillerie & de sa mousqueterie, & le Patron ayant fait serrer ses voiles pour attendre les Corsaires, celui du Majorquin qui venait vent arrière sur elle, & qui pouvoir passer à bas bord ou à tribord, puisqu'elle ne gouvernait plus, arriva sur elle malicieusement, la brisa & la coula à fond, & voulait faire périr l'Équipage, pour éviter qu'on ne se plaignît au Dey de sa méchante action. La Barque ayant demeurée sur l'eau, environ un quart d'heure, il la pilla autant qu'il pût, & fit jeter les Matelots à la mer. La Chaloupe de l'autre Vaisseau les retira, & les traita fort humainement. Le Majorquin fit ensuite passer dans son bord une partie des Français, & leur fit donner des coups de bâton, pour les obliger de déclarer devant les Soldats qu'ils n'étaient pas Français, eu du moins qu'ils étaient mariés en Portugal, afin d'être en droit de les faire Esclaves.

Le dix neuf je reçus la plainte du Patron Antoine qui commandait la Barque, & de ses Matelots & j'allai porter mes plaintes au Dey à qui je contai route l'Histoire. Il envoya d'abord chercher Issouf, & le maltraita de paroles en ma présence. Celui-ci voulut faire passer sa mauvaise action pour un accident, assurance que la Barque s'était venue briser contre son Vaisseau ; mais je lui répliquai vivement que les coups de bâtons qu'il avait fait donner aux Matelots, & la morsure qu'il avait faite au visage du Patron marquaient trop sa mauvaise volonté, de sorte qu'il demeura convaincu. Baba Hassan prit la parole, le chargea d'injures à son ordinaire, & lui reprocha qu'on ne l'envoyait pas en mer pour y être le maître absolu & piller les Français, & donner lieu par ses violences à la rupture de la paix, & sur le champ il appela deux Chiaoux, pour lui faire donner des coups de bâton en ma présence. Mais comme je me doutai que ce serait avec cette monnaie qu'il paierait la Barque, je demandai sa grâce, & elle lui fut accordée, & Baba Hassan lui ordonna de rendre à ce Patron une Barque toute équipée, pour s'en retourner avec les gens.

Le vingt et un, Issouf acheta une méchante Barque toute délabrée, & le Patron Antoine fut obligé de la prendre avec les procès verbaux de toute son aventure, pour se disculper auprès de ses Bourgeois. J'allai trouver le Dey, & lui fit mes remerciements de la justice qu'il avait voulut nous rendre, & me plaindre de la mauvaise foi d'Issouf, & obliger de consigner huit mille piastres au Divan pour la valeur de la Barque & des fonds. Je le quittai en lui disant, qu'il avait bientôt oublié ce que le Roi avait fait pour la Barque que les Espagnols avaient brûlée devant Collioure ma réquisition le Dey ordonna que le Corsaire rende les hardes des Matelots ; mais comme les Soldats d'Issouf en avaient fait leur profit, il envoya quelques capotes à la Marine, & il fallut que le Patron Antoine s'en contentât & s'en allât en Provence demander justice.

Le même jour on fit venir le Sieur Estelle au Divan. Le Dey lui dit qu'il y aurait trois termes échus à la fin de la Lune courante, & qu'il lui fallait trouver de l'argent pour la paye des Soldats. Il lui répondit qu'il n'avait plus de crédit depuis la mort du Sieur Arnaud, & que tout ce qu'on pouvait faire était d'envoyer le jeune Arnaud au Bastion, pour apporter tout le corail & tout l'argent qu'il y trouverait. Cet expédient ne plût point au Dey, qui lui donna jusqu'à la fin de la Lune pour le payer. D'ailleurs le jeune Arnaud ne voulut point aller au Bastion, craignant d'y être malade, & que pendant son absence le Sieur de la Font arriva, & que son oncle Estelle ne gâta toutes choses par ses vivacités.

Le vingt deux, le Sieur de la Tour la Font arriva à Bougie dans le Vaisseau du Capitaine Colin. Il m'écrivit par un exprès, & me pria de voir le Dey, & d'obtenir la confirmation de ce qu'il m'avait promis pour lui. Le Messager alla d'abord chez le sieur Estelle, qui prit la Lettre qui m'était adressée, l'ouvrit, la lut, & lui ordonna de me l'apporter sans enveloppe, & de me dire pour excuse que les Maures de la campagne la lui avaient prise, & l'avaient ouverte, croyant qu'il y avait de l'argent dedans. Je le dis à M. le Vacher, & nous découvrîmes bientôt la vérité.
J'allai d'abord au Divan porter cette nouvelle au Dey & à son gendre qui la savaient déjà, parce que le Sieur Estelle les en avait instruits, & leur avait montré la Lettre avant de me l'envoyer.
Ils me dirent que la nouvelle que je leur donnais, leur faisait bien du plaisir, qu'il pouvait débarquer sur l'assurance qu'ils m'avaient donnée, & qu'ils me confirmaient encore, & que quand il ne voudrait pas demeurer à Alger, il lui ferait permis de se retirer, sous la bonne foi avec laquelle il était venu.

Le Vaisseau du Capitaine Colin arriva le vingt trois à Alger, & mouilla à trois heures après midi. Le Dey me permit d'aller à bord avec mon Trucheman & mes gens. Après que j'eus témoigné ma joie à M. de la Font sur son arrivée, il me fit entrer dans sa chambre, nous raisonnâmes sur ses affaires, je l'informai de l'état où elles étaient à Alger, & je lui dis que le Dey m'avait assuré qu'il ne devait rien craindre. Il me dit les raisons pourquoi la transaction n'avait pas été exécutée, & me le donna dans un mémoire. Il me pria de les faire savoir au Dey avant qu'il débarquât, afin qu'il y fût préparé. Il me rendit une partie de mes Lettres, & intercepta les autres par une défiance qui lui est naturelle, & je m'en retournai à la Ville.

Le vingt quatre Novembre, j'allai à six heures du matin prier le Dey de permettre que le Sieur de la Font débarquât. Je pris ce temps pour lui dire les raisons qu'il avait eues de ne pas exécuter la Transaction avant de partir de Marseille, la première desquelles était que les facultés du Bastion avaient été enlevées ; la seconde que les Créanciers du Sieur Arnaud avaient fait saisir les douze mille écus ; & la troisième, l'incertitude où était la Compagnie si elle soutiendrait le commerce du Bastion ou si elle l'abandonnerait. Le Dey & son gendre n'ajoutèrent pas beaucoup de foi à ce que je leur dis. Ils me dirent seulement d'aller au Vaisseau le faire débarquer, & que le temps découvrirait la vérité, & qu'on en aurait assez pour en raisonner à fond quand il serait entré.
J'allai aussitôt au Vaisseau avec le Trucheman & mes gens, nous débarquâmes à la Pescaderie, & nous conduisîmes le Sieur de la Font au Divan. Le Dey & son gendre le reçurent Comme ils me l'avaient promis. On voulut entrer en matière jamais comme je jugeai qu'il avait besoin de temps pour se préparer, je dis au Dey que la première visite n'étant ordinairement que, de civilité, il fallait lui donner le temps de se reposer, & qu'il leur demanderait Audience pour parler d'affaires, il prit congé aussitôt, & je le logeai chez moi.
Je connus bientôt par Ces discours que ses affaires n'étaient pas en bon état, & qu'il avait besoin de plus de prudence que je ne lui en connaissais. Il n'avait rien fait de ce que je lui avais marqué, & au lieu de douze mille piastres qu'il devait apporter, il n'en avait que six mille, s'étant flatté qu'il en trouverait assez à Alger sur son crédit, dans songer que le sieur Estelle en avait encore plus pour lui nuire.

Le Dey m'envoya dire le vingt cinq de ne me plus mêler des affaires du Bastion, puisque le Sieur de la Font était à Alger, & de ne point assister aux Audiences qu'il lui donnerait. Cette précaution lui était aussi avantageuse qu'elle l'était peu au Sieur de la Font. Je l'en avertis. Il me demanda conseil sur ce qu'il devait proposer à sa première Audience, & me dit qu'il était résolu d'abandonner le commerce du Bastion, plutôt que de mettre en dépôt les douze mille écus portés, par la Transaction. Qu'il aimerait mieux en faire un présent au Dey & à son gendre ; mais qu'il se chargerait volontiers de payer généralement tout ce que le Bastion devait à Alger & sur les lieux, sans distinction d'affaires ni de personnes. Je lui conseillai de dire au Dey en peu de mots qu'il était venu sur la parole qu'il m'avait donnée ; qu'il offrait de payer, ce que le Bastion devait justement, s'il lui en voulait donner l'investiture & qu'à l'égard de la Transaction, c'était une affaire entre deux Français qui n'était pas de son ressort, & qui devait être terminée en France par la justice du Roi.

Le lendemain vingt six, Le Sieur de la Font fut mandé au Divan. Il y alla seul avec mon Chancelier. Mon Officier me dit au retour, que le Dey l'avait reçu avec politesse & beaucoup de marques d'amitié ; qu'après qu'il eût écouté son compliment, il lui avait répondu en termes honnêtes ; mais qu'il avait jugé à propos de ne parler que des deux premiers points, remettant le troisième à une autre occasion. C'était pourtant le principal & le plus important pour lui. Je n'eus pas de peine à comprendre que les Turcs ne voulaient pas l'effaroucher, mais lui tirer doucement tout ce qu'il avait d'argent, après quoi ils parleraient de la Transaction, & lui feraient faire tout ce qu'ils voudraient de gré ou de force. Il reçût pourtant les caresses du Dey & de son gendre, comme les prémices d'une sincère amitié qui lui fit chanter victoire, & lui fit croire qu'il n'avoir plus besoin de moi ni de mes conseils. Ils convinrent dans cette première Audience, que le Sieur de la Font payerai routes les redevances échues, trois mille piastres de présent pour la paye des Soldats, deux mille piastres de gratification au Dey & à son gendre, mille piastres au Dey pour autant que le Sieur Arnaud lui devait, deux mille cinq cens piastres qu'il lui avait promis pour le rachat du Capitaine jean Baron, que le Dey avait envoyé au Bastion pour y être gardé par le sieur Arnaud : toutes ces sommes montaient à huit mille cinq cents piastres.
Après que le Sieur de la Font eût donné sa parole pour ces paiements, il fut proclamé Capitaine du Bastion. Il revint au logis tout joyeux pour recevoir les compliments de ceux qui lui en voulurent faire. Les Sieurs Estelle & Arnaud ne parurent point. Ils étaient sûrs de leurs affaires, & ils avaient la parole du Dey qu'il ne les abandonnerait pas, & que de gré ou de force, il leur ferait donner des Emplois convenables. Il était dû, trois mille piastres au Sieur Estelle pour ses appointements, environ huit mille pour les redevances échues & dettes sur la place d'Alger, vingt mille aux Maures du Bastion & de Bône, & aux Garnisons, sans les munitions & autres choses nécessaires à son établissement, ce qui montait environ à quarante mille piastres.
Le Sieur de la Font n'en avait apporté que six mille qui furent bientôt employés ; car dès le même jour le Dey lui fit payer trois mille piastres pour les redevances échues qu'ils appellent limes, & deux mille piastres pour le présent qu'il lui avait promis. Il ne restait plus, au Sieur de la Font que mille piastres, & on le pressait d'en payer encore cinq mille cinq cent ; d'ailleurs les Créanciers d'Alger voulaient être payés, & ce fut le commencement de l'embarras où il se trouva. Pour y remédier, il envoya chercher un Juif nommé David Scyari Censal de la Nation pour lui en faire trouver. Toute la tournée se passa inutilement à cela, & le Sieur de la Font commença à se désabuser de son prétendu crédit.
Le Sieur Estelle qu'on allait consulter sur les emprunts qu'on voulait faire, dépeignait la situation des affaires du Sieur de la Font, sa conduite & son honneur d'une manière qui fit fermer toutes les bourses, & cela obligea ses Créanciers de le pousser encore plus vivement. Il n'y eut qu'Ibrahim Coulogti Général des Galères d'Alger, qui envoya offrir six mille piastres, à condition que je signe le billet & que j'en ferais caution. Le Sieur de la Font me le fit proposer, & je répondis qu'étant Personne publique, il m'était défendu de m'engager pour un particulier, parce que faute de payement on pourrait prendre la somme sur la Nation, & enlever les fonds des Navires Français, & que par conséquent cela était contre le devoir de ma Charge.

Ce fut alors que le Sieur de la Font commença d'éclater contre moi. Il vint me trouver, en disant que faute d'être sa caution dans cet emprunt, je serais cause que le Commerce du Bastion périrait. Que comme Consul, j'étais obligé de lui faire trouver de l'argent, selon la promesse que j'avais faite à M. Colbert de protéger & soutenir les intérêts de cette compagnie. Je lui répondis que M. Colbert savait très bien ce que sa Compagnie voulait ignorer, c'est-à dire, qu'un Consul ne peut & ne doit jamais se rendre caution que pour les affaires du public.
Que je serais réellement obligé à le défendre, si on voulait lui faire payer avec injustice quelque somme qui dût être supportée par le corps du commerce ; mais que je n'avais garde d'engager le public pour les affaires d'un particulier ; que je savais mon devoir, & que je savais mon devoir, & que je serais toujours prêt d'en rendre compte à la Cour. Qu'ayant les affaires du Roi & celles de ses Sujets à ménager, je devais me tenir dans un état libre, & être toujours prêt à me retirer, & à exécuter les ordres qui me seraient donnés, sans me faire retenir pour les dettes d'un particulier. Que je ne devais pas risquer de me faire griller selon la coutume du Pays, c'est-à-dire, d'être mis en prison. Il me répliqua que M. du Bourlieu, mon prédécesseur avait fait trouver de l'argent au Sieur Arnaud & qu'il avait été sa caution. Ces raisons ne m'ébranlèrent point, & je tins ferme, d'autant plus que le Dey & son gendre m'avaient défendu de me mêler de ses affaires, & ils avaient leurs raisons, comme il parut dans la suite. Il eut enfin recours au Capitaine Colin, & voulut l'obliger à remettre le fond de son Vaisseau ; mais il s'en excusa.

Le vingt-huit, le Sieur de la Font alla dire au Dey que la difficulté qu'il avait à trouver de l'argent pour terminer ses affaires l'obligeait de le prier de trouver bon qu'il envoyât quelqu'un en sa place au Bastion pour y commander & continuer le Négoce. Le Dey lui répondit qu'il était plus à propos qu'il y allât lui-même.
Le Dey & Baba Hassan qui voulaient que le Sieur Estelle continuât de faire la fonction d'Agent du Bastion, lui dirent que le bien des affaires demandait qu'il lui donnât cet emploi, & qu'ils le souhaitaient. Le Sieur de la Font leur répondit qu'il voulait en conférer avec moi. En effet il vint me communiquer la proposition du Dey. Je l'exhortai à s'y rendre pour plusieurs raisons. 1° Parce que sans cela il se brouillerait avec le Dey, qui se porterait peut-être à des extrémités.
En second lieu, parce qu'il ne trouverait de l'argent à Alger que par l'entremise du Sieur Estelle, 3° parce que le Sieur Arnaud étant mort, Estelle s'attacherait à la Compagnie où il trouvait son avantage, & où il risquait même plus que lui. Et enfin qu'il fallait donner quelque chose à l'affection du Dey & de son gendre, quand ce ne serait que pour l'empêcher de lui faire du mal. Le Sieur de la Font s'étant rendu à mes raisons, j'envoyais chercher le Sieur Estelle, je lui parlai en particulier, & ensuite en présence du Sieur de la Font. Je les réconciliai, je les fis embrasser, & quand ils se séparèrent ils paraissaient les meilleurs amis du monde. Le Dey que j'eus le soin de faire avertir de cette réconciliation, m'en sut bon gré, & envoya m'en remercier, & fit venir les Sieurs de la Font & Estelle. Il les exhorta à bien vivre ensemble & de s'aimer réciproquement. Chose difficile à deux hommes dont les humeurs ne Sympathisaient point du tout. Le Sr. de la Font quitta ma maison, & s'en alla loger dans celle de son Agent, & ne vint plus me voir : je m'en consolai aisément.

Le trente Novembre, Abullach Ben Haïche Corsaire de Salé, qui avait armé un mois auparavant à Alger, y vint avec un petit Vaisseau Anglais qu'il avait pris. Ce bâtiment venait de Marseille, où il avait chargé du savon & de la soie. Le Dey permit à ce Corsaire d'entrer dans le Port au préjudice de la paix qu'il avait avec les Anglais. De dix hommes dont l'équipage de ce petit Bâtiment était composé, il n'en était resté que deux, tous les autres ayant été tués dans le combat. Une Belandre Anglaise armée en course qui était à la rade, mit à la voile, & envoya défier le Sultan. Le Dey & le Corsaire se moquèrent de cette fanfaronnade, & dirent qu'il avait dû attaquer le Corsaire avant qu'il entrât dans le Port, comme il aurait pu le faire. Le Consul Anglais racheta le Vaisseau & les deux Esclaves. Ce fut le seul expédient qu'il trouva pour empêcher la rupture de leurs Traités.

Le second jour de Décembre, le Sieur de la Font trouva par le moyen du Sr. Estelle quelques sommes d'argent, pour lesquelles, & pour ce qu'il devait aux Juifs, il fournit des: lettres de change payables à Marseille & à Livourne, & par ce moyen il continua de payer ce qu'il avait promis.

Le quatre, le Dey & son gendre voulant reconnaître les présents que le Sieur de la Font leur avait faits, lui envoyèrent une écharpe de soie blanchie, & une couverture de laine rouge.
Ces deux pièces pouvaient valoir dix à douze écus. Ils donnèrent aussi au Sr. Estelle une toilette en broderie, à peu près de la même valeur, dont il fit présent à son nouveau Gouverneur.
Le Dey envoya chercher le Sieur de la Font, & lui ordonna d'employer les enfants du Sieur Arnaud dans le Bastion. Il lui promit un emploi pour l'aîné, mais il lui déclara qu'il ne pouvait rien faire pour le cadet avec qui il était extrêmement brouillé, On lui donna toutes ses dépêches le lendemain, moyennant deux cents écus qu'il fallut trouver sur le champ sans aucune modération.

Le sept, les Sieurs de la Font & Estelle furent appelés au Divan où était l'aîné des enfants du Sieur Arnaud. Le Dey lui dit qui il voulait non seulement qu'il employât les deux Arnaud, mais encore que la transaction de Marseille fût exécutée de point en point. Le Sieur de la Font au lieu de se défendre comme il le pouvait & le devait Ce contenta de dire qu'il n'avait pas exécuté la transaction, parce qu'il ne croyait pas être aussi bien reçu à Alger comme il l'avait été, & que quand il aurait vu l'état des affaires du Bastion, il leur donnerait toute sorte de satisfaction.

Le Dey m'envoya avertir dès le lendemain par le Trucheman, de la parole que le Sieur de la Font lui avait donnée, afin due je ne fusse pas surpris de leur ressentiments en cas qu'il y manquât. Je fus si fort surpris de cette nouvelle que je voulus la savoir d'original. J'allai sur le champ chez le Sieur Estelle, j'y trouvai le Sieur de la Font extrêmement chagrin, se promenant à grands pas dans sa chambre. Il me dit brusquement que les Madragues des Provençaux lui avaient toujours été funestes. Je reçus ce mauvais compliment d'une manière qui le fit rentrer en lui-même ; il vint me trouver dans la chambre du Sieur Estelle & m'en fit des excuses.

Le douze, il alla prendre congé de Baba Hassan, il était accompagné des Sieurs Estelle & Arnaud. Baba Hassan lui recommanda les intérêts des Sieurs Arnaud & de revenir sur ses pas, si le Sieur de la Font ne lui tenait pas exactement la parole qu'il lui avait donnée, tant pour l'emploi que pour la transaction. Il s'embarqua le lendemain après m'être venu dire adieu, & je le conduisis jusqu'à son Vaisseau.

Le dix-huit décembre, une Escadre du Roi d'Angleterre composée de cinq Navires de guerre & d'une Balandre, mouilla sans saluer à la rade d'Alger. Elle était commandée par le Chevalier Jean Narbotouy. Elle apportait une somme d'argent pour retirer les Esclaves Anglais qui étaient restés depuis le Traité de paix. Le Consul Anglais alla dire au Dey que le Roi son Maître avait ordonné à ceux qui commandaient ses Vaisseaux de guerre, d'exiger le salut des Forteresses de la Ville.
Le Dey, lui répondit qu'il verrait lui-même de quelle manière on allait tirer, & le congédia avec cette réponse équivoque. Il en fut si content qu'il envoya en donner avis à l'Escadre, afin qu'elle se prépara à répondre. Il se trouvait justement ce jour-là que le fils du Dey appelé Mehmed Raïs, devait rentrer dans la Ville venant de Malte, où il avait payé vingt mille piastres pour sa rançon. La ville en voulait témoigner sa joie au Dey. Toutes les Forteresses & les Vaisseaux arborèrent leurs pavillons, & quand ce Capitaine fut à la vue, on le salua de tous les canons & de toute la mousqueterie. Les Anglais voulurent croire que ce salut si solennel était pour eux, & en conséquence le Commandant y répondit par trente & un coups de canon, & le reste de l'escadre à proportion ; de sorte que croyant être salués, ils saluèrent sans y penser le Dey, & s'exposèrent ainsi aux railleries des Algériens. Mais en gens sages ils s'en tinrent à ma méprise, & publièrent partout, même en Angleterre, que la Ville d'Alger les avait salués d'une manière particulière.

Le vingt-quatre le Sieur Bisban Secrétaire de Marine du Roi d'Angleterre, & commis pour l'échange, ou pour parler plus juste pour le rachat des Esclaves de sa Nation, alla proposer au Divan de payer les Esclaves, moitié en piastres, & moitié en aspres parce qu'il croyait gagner un tiers sur cette monnaie. Baba Hassan lui répondit qu'on ne fabriquait point des aspres en Angleterre, & qu'il voulait être payé avec la même monnaie que le Roi d'Angleterre avait envoyée. Le Sieur Brisban s'échauffa, & Baba Hassan encore davantage, de sorte qu'il lui tourna le dos & s'en retourna â bord, avec résolution de ne plus avoir affaire à ce brutal, laissant au Consul & au Trucheman le soin de démêler cette affaire. Baba Hassan ayant su qu'on cherchait partout des aspres, fit publier une défense d'en changer avec les Anglais.

Le vingt-six le Commandant des Vaisseaux Anglais, & les Capitaines, de son Escadre m'envoyèrent souhaiter de bonnes fêtes, selon l'ancien Calendrier. Messieurs Herbert & Hamilton Capitaines de l'Escadre Anglaise, qui avaient été élevés en France, vinrent le lendemain me rendre visite. Je leur donnai la cotation, après quoi ils me menèrent coucher à bord de leurs Vaisseaux. Je fus reçu du Chevalier, Narborovv avec beaucoup de cérémonies. Les politesses continuèrent pendant le souper, qui dura presque toute la nuit. On se coucha ensuite pour se délasser de la fatigue du souper, ce qui n'empêcha pas qu'on ne se levât d'assez grand matin, & on servit aussitôt un déjeuner, qui fut assez long pour tenir lieu d'un dîner très magnifique & très bien servi. Les canonnades avaient accompagné les santés des deux repas, quand je m'embarquai pour venir à terre avec les deux mêmes Capitaines qui m'avaient conduit à bord. Je fus salué du canon & des cris des Matelots.

Le vingt-huit les Turcs célébrèrent leurs Pâques ou Baïram. Le Dey après la prière alla à l'Alcassade pour recevoir les compliments de ses sujets. Il ne voulut pas qu'aucun Chrétien s'y trouva, quoique ce fut la coutume ancienne, pas même les Consuls ; mais il ordonna aux Truchemans de les conduire au Divan, qu'ils appellent la Maison du Roi.
Je m'y rendis le premier accompagné de mes gens & de toute la Nation. Le Pacha & Baba Hassan avaient déjà reçu les compliments de la Milice ; mais avant d'avoir audience il fallut attendre qu'une troupe de Lutteurs ait achevé leurs exercices. Une, partie de la grande cour était couverte d'une toile de navire, & on l'avait sablée pour empêcher les lutteurs de se blesser en se jetant à terre. Ils n'avaient que des caleçons assez courts. Le reste du corps était nu & oint d'huile d'olives depuis la tête jusqu'aux pieds, de manière que quand ils voulaient s'empoigner, les mains glissaient sur la peau huilée ; mais ils y laissaient des égratignures, qui marquaient qu'il y avait longtemps qu'ils n'avaient coupé leurs ongles.
Il ne suffisait pas pour remporter la victoire, d'avoir mis son ennemi par terre, il fallait, s'il était tombé sur le ventre, le mettre sur le dos, ou par force ou par adresse, ce qui ne se fait pas sans peine & sans un long combat. A la fin le vainqueur reçoit le prix de la main de Baba Hassan, & il le comble de souhaits & de bénédictions.
Comme le Consul de France a le pas sur toutes les autres Nations, je m'avançai le premier avec ma suite. Le Consul des Anglais vint après moi avec ses gens. Baba Hassan qui était resté seul dans la salle du Divan reçut nos compliments & y répondit un peu moins brutalement qu'à l'ordinaire à cause de la Fête.
Nous montâmes dans le même ordre à l'appartement du Pacha. Il répondit à nos compliments avec beaucoup de politesse, nous embrassa & nous fit asseoir à ses côtés. Après un peu de conversation, il nous fit servir le café, le sorbet, & ensuite le parfum qui est par toute la Turquie le congé honnête que l'on donne à la Compagnie.

Le même jour après dîner, nous allâmes dans les Chaloupes des Vaisseaux Anglais à la Porte de Bab el Oued, c'est-à-dire, à la porte de la rivière, voir les divertissements dont les Turcs accompagnent leur fête. On y voyait plusieurs sortes d'escarpolettes, où ceux qui étaient assis étaient poussés en l'air par douze hommes des plus forts, six de chaque côté, qui avec de longues sangles les élevaient de part & d'autre avec une vitesse extraordinaire.
Il y avait des escarpolettes de différentes façons, & ce qui nous parut de plus bizarre, ce fut d'y voir des vieillards, qui avec de longues barbes & blanches Ce divertissaient à ces jeux comme des enfants. Il y avait aussi un grand nombre de tentes sous lesquelles les Esclaves Chrétiens, qui ont droit de tenir cabaret vendaient du vin, & donnaient à manger aux Soldats qui réparaient alors abondamment ce que le jeûne du Ramadan avait retranché de leurs excès ordinaires.
On voyait tout le Peuple d'Alger paré de leurs plus beaux habits, se promener & se divertir sur le bord de la mer, & dans les cimetières. Ceux qui avaient des chevaux les exerçaient & faisaient des courses de cannes & de gerid. En un mot, toute la Ville était en joie.

Le lendemain second jour de la Fête, le Pacha ayant le Dey à sa droite, alla à son jardin, à un quart de lieue de la Ville où il a fait bâtir une petite Mosquée, avec un Hermitage où est enterré un de ses enfants. Il était précédé de tous les Officiers de la République en habits & turbans de cérémonie, & accompagné de Baba Hassan & du Kiahia ou Lieutenant du Pacha ; & suivis de tous leurs domestiques à pied & à cheval ; Cette troupe était fermée par les tambours, les trompettes & les hautbois du Pacha. Ils passèrent toute la journée dans cet Hermitage où le Pacha les régala magnifiquement. Les principaux du Pays lui vinrent rendre visite, & y furent régalés, & après la prière du soir, toute cette grande compagnie revint à la Ville.

Le premier jour de janvier 1676 fut employé aux compliments ordinaires, & à donner les étrennes aux domestiques & aux Officiers du Divan, qui viennent en foule les demander avec autant d'importunité que ceux de le Cour de Rome.

Le second, j'allai à bord du Vaisseau le Cambridge commandé par M. Herbert. Après y avoir dîné, nous allâmes rendre visite au Chevalier Narborovv Chef d'Escadre, & nous revîmes souper chez M. Hamilton où je couchai. On fit pourtant beaucoup de politesses, & quand je revins à terre, je fus salué de l'artillerie

Le troisième, le sieur Brisban revint à terre, & paya tous les Esclaves de sa Nation & les fit embarquer, à l'exception de ceux qui avaient été pris sous d'autres bannières que 1'Anglaise. Il y en eut plusieurs qui se firent Turcs le même jour.

Le onze, le Vaisseau du Corsaire Samson, & celui de Mezamorto revinrent de Marseille.
Ils y avaient escorté le Vaisseau du Capitaine David, & un autre Vaisseau Marchand qui venaient de Syrie très richement chargés, & qui de crainte de tomber entre les mains des Corsaires Espagnols, s'étaient accommodés avec ces deux Algériens pour les convoyer. Les Échevins de Marseille avaient très bien reçus ces Corsaires, les avaient bien régalés & leur avaient donné outre les provisions dont ils avaient besoin pour leur retour, du vin, des fruits, des confitures, du rossoli, de l'eau de vie & autres choses de sorte qu'ils ne furent pas plutôt mouillés, que les Capitaines & les Équipages publièrent, partout les bons traitements qu'ils avaient reçus à Marseille, ce qui fit un honneur infini à la Nation, & qui me donna bien de la joie.

Le douze Janvier, la Chaloupe du Commandant de l'Escadre Anglaise, ayant ramené le Consul à la porte de la Pescaderie, les Matelots en ayant donné la garde à deux de leurs camarades, s'en allèrent au cabaret selon leur coutume. Dix-sept Esclaves Majorquins qui les observaient depuis longtemps, complotèrent de l'enlever & de s'en servir pour se sauver. Ils crurent que le moment était favorable pour exécuter leur projet. Ils sautèrent dans la Chaloupe, jetèrent les deux Anglais à la mer, se saisirent des avirons, & poussèrent la Chaloupe avec tant de force & de vigueur, qu'ils passèrent à travers des Vaisseaux & sous les Forteresses du Port, au milieu des coups de canon qu'on leur tirait de tous côtés, & même des Vaisseaux Anglais qui envoyèrent leurs Chaloupes après eux. Le Dey dépêcha une Belandre excellente voilière ; mais le vent étant tombé, tout fut inutile, en moins de rien ils furent hors de vue. Ils enlevèrent avec la Chaloupe le tendelet, le pavillon & les provisions qu'on avait embarquées pour les Vaisseaux, lesquelles avec le biscuit que chacun d'eux avait eu soin d'emporter dans leurs capots, servirent à leur faire gagner Majorque, où ils arrivèrent en deux fois vingt-quatre heures, ayant été favorisés d'un calme & du plus beau temps qu'ils pouvaient souhaiter. Cette action vigoureuse & si bien conduite mit tout le monde dans l'étonnement. Les Anglais en furent consternés, ne sachant ce qui leur en pourrait arriver.

Leur Consul fut appelé le lendemain au Divan. Les Propriétaires voulaient l'obliger à payer les Esclaves qui s'étaient échappés. Sa prudence étouffa cette affaire. Il envoya secrètement un présent de mille piastres à Baba Hassan. Il parla, fut écouté, ses raisons furent si bien goûtées, que le Dey dit aux Propriétaires des Esclaves qu'ils étaient des maroufles, de n'avoir pas su mieux garder leurs Esclaves, & qu'il allait les condamner à payer la Chaloupe aux Anglais, puisqu'elle avait été enlevée par leurs Esclaves. Ils eurent tant de peur de cette menace, qu'ils s'enfuirent, & on ne parla plus de cette affaire.
C'est ainsi qu'on accommode toutes choses avec les Turcs. L'argent et le premier & le meilleur mobile pour les faire agir, & quand on sait le répandre à propos, il n'y a rien dont on ne puisse venir à bout.

Le quinze, les Anglais ayant retiré & embarqué leurs Esclaves le Commandant en renvoya dix-neuf, que le Sieur Brisban avait rachetés d'un Corsaire de Salé à cent cinquante piastres la pièce. Baba Hassan traira cette action de cruauté, & les reçût pour ne les plus vendre. Il y avait parmi ces Esclaves un garçon tout jeune, le Dey en eut pitié & le renvoya à Messieurs Herbert & Hamilton, qui étant des gens de qualité & très généreux désapprouvèrent l'action de leur Chef d'Escadre, & ayant fait faire une quête dans leurs Vaisseaux, ils fournirent du leur de quoi achever la somme de deux mille huit cent cinquante piastres, & retirèrent tous ces pauvres malheureux. Baba Hassan loua beaucoup la charité de ces deux Capitaines, blâma hautement la brutalité du Commandant.

Le dix sept Janvier, Bekir Hoya Corsaire d'Alger ayant trouvé un jeune garçon de Marseille tout seul dans une Barque, que l'Équipage Génois avait abandonnée, me l'envoya d'abord. Je le conduisis à Baba Hassan, & je lui représentai que ce jeune garçon nommé Jean-Baptiste Bault, fils d'un Calfat de Marseille, avait été pris par les Majorquins sur une Barque Française. Il me le rendit sans aucune difficulté, & même fort honnêtement, & je le renvoyai à Marseille.

Le vingt deux, Le Sieur Brisban accompagné du Consul de sa Nation, alla prendre congé du Dey, qui lui donna deux Lettres pour le Roi d'Angleterre sans bourses, & des plus simples, Elles étaient signées du Pacha, du Dey & de Baba Hassan. L'une parlait avantageusement du Commandant de l'Escadre, & l'autre rendait au Sieur Samuel Martin Consul, la justice que méritaient son zèle & sa prudence. Je fus prié de traduire ces Lettres je le fis, & j'aurais eu lieu d'être surpris de leur sécheresse, si je n'avais été accoutumé aux manières impolies de ces gens, qui écrivent à un grand Roi, comme ils auraient fait un Marchand. On s'était attendu que le Chevalier Narborovv demanderait raison au Dey du Vaisseau Anglais, que le Corsaire de Salé armé à Alger avait pris, conduit & vendu dans la même Ville, au préjudice de leurs Traités ; mais il n'en parla point, & laissa ainsi sa Nation exposée aux pirateries des Algériens sous la Bannière de Salé.

Le vingt quatre Janvier, j'allai souhaiter un bon voyage aux Capitaines de l'escadre qui mit à la voile le même jour & salua la Ville. Les Forteresses rendirent le salut, parce que le Consul avait eu soin de leur envoyer quelques barils de poudre plus qu'elles n'en avaient besoin pour ce salut, sans quoi elles n'auraient pas tiré un coup. C'est ainsi que cette République se moque insolemment de toutes les Nations Chrétiennes.

Le vingt six, Abdalach Raïs Corsaire de Salé, ayant armé un Vaisseau dans le Port d'Alger pour courir sur les Français & sur les Anglais, se mit en Rade j'allai représenter au Dey que selon nos Traités, il ne devait pas souffrir que nos ennemis armassent dans les Ports, ni qu'ils prissent nos Vaisseaux, & les vinssent vendre chez-lui ; que cela serait un grand obstacle à la continuation de la paix, & je le priai d'y faire une sérieuse attention. Il me répondit qu'il avait défendu à ce Corsaire de toucher aux Bâtiments Français, qui viendraient à Alger ou qui en seraient sortis, & qu'il avait reçu caution pour cela.

Le premier Février 1675 je reçus par la Barque du Patron Legier les dépêches de la Cour. On me renvoya la Lettre du Dey apostillée à chaque article, avec une Lettre du Roi pour le Dey, qui n'était qu'une nouvelle Lettre de créance. On remit mon Audience au lendemain, parce que c'était un jour de Divan où toute la Milice serait assemblée, & que le Dey était bien aise qu'elle fut présente à l'ouverture des Lettres. Je traduisis en Turc la Lettre du Roi, les articles des Traités dont j'avais ordre de demander l'exécution plus expressément, & les autres choses que je devais communiquer, afin que je puisse faire lire toutes ces pièces tout de fuite par un des Secrétaires du Divan. Je fus appelé le jour suivant. J'entrai au Divan ayant la Lettre du Roi à la main. A peine Baba Hassan me donna-t-il le temps de saluer le Dey & de m'asseoir, qu'il me demanda de quel Seigneur de France étaient les Lettres que je portais.

Ne vous trompez pas, répondis-je. Il y a en France quantité de très grands & de très puissants Seigneurs, mais la Lettre que je porte est de l'Empereur mon Maître, auquel Sultan Mehmed votre Maître donne le titre d'Empereur de France. Ce grand Prince, par la grâce de Dieu & ses armes victorieuses, est connu & respecté de tous les Potentats de la terre, & vous devez craindre que vos mauvaises manières ne vous le fassent connaître fort à vos dépens. Ces paroles excitèrent un grand murmure dans cette assemblée tumultueuse, dont le bruit fut si grand que je ne pus entendre ce qu'on y dit.

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Mis en ligne le 11 janvier 2012

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