Discours de Simone Veil lors de sa réception à l'Académie française

Simone Veil, grande dame politique, rescapée des camps de la mort, ardente féministe, a fait, son entrée à l'Académie française, jeudi 18 mars 2010, devenant la sixième " immortelle " de l'Histoire. Elle occupe le treizième fauteuil qui fut celui de l'ancien Premier ministre Pierre Messmer, décédé le 29 août 2007. Lors de son admission comme il est d'usage, elle fit l'éloge de son prédécesseur. Nous en produisons un extrait intéressant à plus d'un titre.

" ... Nommé ministre des Armées, Pierre Messmer se retrouve chargé du sort de plus d'un million de Français sous l'uniforme.
En 1960, l'armée est dans une situation psychologique délicate. Certains officiers font la guerre depuis 1940, ayant successivement combattu en Europe, puis en Indochine et enfin en Algérie. Depuis quinze ans, ils naviguent loin de la métropole dans d'âpres combats, entrelacés de considérations politiques sinon idéologiques.
Beaucoup ne se sentent ni compris, ni aimés, ni soutenus par leurs compatriotes. En Algérie, l'enchaînement des événements depuis ce funeste 1er novembre 1954, qui a vu mourir sur la route de Biskra à Arris un couple de jeunes instituteurs, les Monnerot, ainsi que le caïd de M'Chounèche, Hadj Sadok, a conduit nos soldats à effectuer tous les métiers : policiers, maîtres d'école, assistantes sociales, officiers d'état civil, administrateurs. C'est beaucoup, trop disent certains. Contre la " rébellion ", l'armée a remporté d'incontestables succès militaires, mais les victoires des centurions ne suffisent pas à régler la crise algérienne, qui a déjà emporté la IVe République.
Il y a autre chose de plus profond qui se joue, et qui, dans l'histoire de France, dépasse la simple aventure coloniale. Sinon, comment expliquer les déchirements d'un Albert Camus, écartelé entre l'émancipation et l'amour de sa terre, entre la réforme nécessaire pour améliorer le sort des populations d'Algérie et ses souvenirs d'enfant de Belcourt, entre l'exil et ses émerveillements devant les matins de Tipaza ? Pourtant, il faut agir. Le général de Gaulle a été ramené au pouvoir pour régler cette crise, personne n'en disconvient. Comment ?
Chacun a son avis. L'Algérie est le principal dossier du ministre des Armées. Il y passe quatre à cinq jours par mois, visitant les états-majors, les unités, les postes, répondant aux inquiétudes des officiers. Lors de la fameuse " tournée des popotes ", il accompagne le général de Gaulle.

En avril 1961, il est au Maroc, pour assister, aux côtés du jeune roi Hassan II, au transfert des cendres du maréchal Lyautey vers le sol français. On ne pourrait imaginer circonstance plus significative : une cérémonie à la mémoire d'un des plus forts symboles de la présence française en Afrique du Nord. Lyautey, qui fut membre de votre compagnie, croyait passionnément à la grandeur civilisatrice du rôle de la France au-delà des mers, et, dans le même mouvement, pressentait que les temps conduiraient à changer le rapport de subordination entre la métropole et les peuples sous sa tutelle. Le retour de sa dépouille à cette date sonne comme un glas.
À Rabat, le ministre des Armées est informé que quatre généraux - le fameux " quarteron ", comme le qualifie aussitôt le Général, avec sa prodigieuse capacité à susciter le pouvoir des mots - soutenu par quelques unités, se soulèvent ouvertement contre l'autorité de la République. Le 1er régiment étranger de parachutistes investit Alger.
Ce régiment, Pierre Messmer le connaît bien : c'est l'unité la plus prestigieuse de l'armée. Quelque temps plus tôt, il l'a visité sur le terrain, allant de compagnie en compagnie, écoutant les états d'âme des officiers, recueillant leurs doléances. À chacun, il a rappelé les consignes : faire la guerre, pas davantage. La politique doit rester l'affaire des politiques.

À l'annonce d'un événement qui pourrait dégénérer en guerre civile, Pierre Messmer n'a pas pu ne pas se souvenir de ces journées de 1941, en Syrie, où lui et ses hommes se trouvèrent face aux légionnaires du 6e régiment étranger d'infanterie fidèles à Vichy, sous le commandement du général Dentz.
Cet affrontement fratricide, la Légion a voulu l'oublier. Il a d'ailleurs été décidé qu'aucune citation, aucune décoration ne serait décernée pour cette campagne, signe de l'embarras qu'ont éprouvé les protagonistes. Le lieutenant Messmer avait vécu l'épisode dans la douleur, les larmes même, avoue-t-il, lui pourtant si pudique.

L'histoire du putsch d'Alger est connue : c'est un coup d'État, un mélange de force et d'improvisation. Rapidement le 1er REP tient la ville ; mais après ?
Le général de Gaulle prend la parole à la télévision et à la radio pour condamner une aventure où le désespoir a sa part. L'armée, dans son immense majorité, ne bouge pas, à l'instar des appelés qui demeurent dans leurs casernes.
En trois jours, la sédition est à bout de souffle. Sitôt le putsch en échec, Pierre Messmer offre sa démission, parce qu'il considère qu'il a manqué à son devoir. Le président de la République la refuse. Pourtant, il ne décolère pas. Des officiers se sont dressés contre la légalité républicaine, ont entraîné dans cette désobéissance des soldats, notamment étrangers.
Devant son ministre impavide, le regardant droit dans les yeux, il prononce ces mots terribles : " Il faudra dissoudre la Légion étrangère. " Comment ne pas imaginer les images qui surgissent dans la tête de Messmer ? Son arrivée à Morval Camp en 1940, où il fit la connaissance de la 13e demi-brigade. La noble figure du colonel Monclar. Les visages des braves Mamuric et Dominguez. Pierre Messmer serait donc l'homme qui bifferait d'un trait de plume le paraphe de Louis-Philippe créant la Légion étrangère, effacerait les grandes heures du Mexique, de la Crimée, de la Somme, de l'Indochine ?
Pour la première fois, peut-être la seule, l'officier, célèbre pour son mutisme, le ministre, choisi pour sa solidité morale, se cabre : " Je ne le ferai pas, parce que je ne peux pas le faire. Pour moi c'est une question d'honneur. "
De Gaulle n'insiste pas. Il décide la dissolution du seul régiment putschiste et épargne les autres.

Je n'évoque pas cette phase de la vie de Pierre Messmer sans difficulté ni sans prudence. La gravité des événements et leur extrême complexité nécessitent qu'on aborde cette époque avec tact.
Il serait malvenu de juger du haut de notre chaire, nous qui bénéficions aujourd'hui du recul et de la sérénité. Mais il faut rappeler que ce fut un temps où l'on vit les dirigeants d'une grande démocratie intervenir dans le déroulement de la justice, dicter la composition du haut tribunal militaire chargé de juger les conjurés, convoquer le procureur pour lui inspirer les conclusions de son réquisitoire, tenter de peser sur le verdict.
Jusqu'à la fin de sa vie, Pierre Messmer assumera publiquement cette attitude, fustigeant la désobéissance au chef de l'État, rappelant sans cesse la nécessité absolue du respect de la légalité républicaine.
En privé, il se révèlera plus nuancé et, à la fin de sa vie, entreprendra des démarches discrètes pour rencontrer le commandant Denoix de Saint-Marc, l'homme qui commandait le 1er REP lors du putsch d'Alger.
Quelque quarante ans après les faits, Pierre Messmer estimera venu le temps de la " paix des braves ".

Mesdames et Messieurs, on ne peut non plus évoquer ces temps de malheur sans aborder un douloureux dossier.
Ancien magistrat, m'étant beaucoup investie pour améliorer la condition des prisonniers du F.L.N. en Algérie et en métropole, je n'en suis que plus à l'aise pour aborder une autre page tragique de notre histoire. En Algérie, des musulmans avaient accepté de servir dans l'armée française. On les appelait les " moghaznis ", ou plus communément les " harkis ". Leurs effectifs s'élevèrent à 90 000 hommes et leurs familles. Les accords d'Évian stipulaient qu'aucun Algérien ne serait inquiété pour ses engagements passés, notamment dans l'armée française. Les autorités françaises voulurent croire à ce traité et mirent tout en oeuvre pour qu'il fût respecté. Pour nombre d'officiers français, ce fut un déchirement d'abandonner à leur sort des hommes qui avaient partagé leurs combats.
Certains décidèrent leur rapatriement en métropole. Après y avoir un temps consenti, et ouvert des camps d'hébergement, les autorités françaises publièrent des instructions très strictes mettant fin au rapatriement. La plupart des harkis durent ainsi rester en Algérie, en butte à l'opprobre et souvent à d'horribles représailles.
Quel fut le nombre de victimes ? Les historiens s'opposent encore sur ces chiffres. La tragédie de ces familles entières abandonnées laisse en tout cas une tache indélébile sur notre histoire contemporaine... "

Un devoir parfois ingrat incombe à l'homme politique. Quand il accepte un mandat ou une mission, sa personne et ses sentiments doivent s'effacer. Il se doit de définir et d'appliquer la politique la plus conforme à l'intérêt général. Une part de la grandeur de ce métier est là. Cela s'appelle le courage. Il ne faudrait pas réduire le texte de Sophocle à un éloge inconvenant du cynisme en politique. Il est un plaidoyer pour la responsabilité. Un homme politique ne doit pas chercher à plaire, mais à agir. Pierre Messmer fut ce ministre inflexible, en des circonstances qui exigeaient l'inflexibilité. Des états d'âme, des scrupules, des déchirements, il en eut certainement. Mais il les garda par-devers lui. On peut être en désaccord avec les choix politiques qui furent les siens, désapprouver sa fidélité au général de Gaulle. Il est impossible d'en contester la dignité, qui est celle du serviteur de l'État.

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Mis en ligne le 17 decembre 2013

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