Dans la rapide notice biographique que consacre le Petit Robert à John
Fitzgerald Kennedy, on peut apprendre que, pendant ses années de jeunesse, il
"milita" pour l'indépendance de l'Algérie. L'information peut surprendre.
Alors même que l'historiographie ne cesse de montrer, depuis bientôt vingt ans,
le cynisme et l'absence de scrupules de l'homme, il aurait accompli cet acte
désintéressé ? L'explication est naturellement tout autre : les historiens ont
surtout porté leur attention sur la personnalité du 35e président des États-Unis
ou sur les grandes crises qui ont agité le début des années soixante. A propos de
l'Algérie, l'image façonnée par ses premiers biographes nous est restée
pratiquement intacte. Se pencher sur l'histoire de Kennedy et l'Algérie est
pourtant riche d'enseignements(1). Elle éclaire le problème fondamental de
l'internationalisation du conflit(2), les premières dissensions entre la France et
les États-Unis, ainsi que le passage "à l'Est" des pays non alignés. Enfin, elle
nous informe sur la personnalité de celui qui est encore de nos jours le plus
populaire - et de loin - des présidents. Le politicien (1957 - 1960)
Kennedy a eu une jeunesse dorée. Très tôt, la fortune du père lui permet
de voyager à l'étranger et de prendre conscience des différences internationales.
Ainsi, quand il entre à la Chambre des Représentants en 1946, il a déjà, pour
reprendre la formule d'un de ses biographes, plus souvent traversé l'Atlantique
que le Mississippi. Pourtant, sa conception des relations internationales n'est
pas encore clairement définie. Il soutient certes la doctrine Truman, le plan
Marshall et l'OTAN mais n'hésite pas, par exemple, à critiquer certains
aspects de son fonctionnement, notamment la part très importante prise par les
États-Unis dans son financement. C'est en 1951, au cours d'un voyage en Extrême-
Orient où il rencontre Nehru et Ben Gourion, qu'il prend conscience de la montée
des nationalismes. Si ses origines - l'opposition au colonialisme est un des
"mythes fondateurs" de la nation américaine, sentiment particulièrement fort
chez les "Irlandais" - et ses lectures - notamment Le déclin de l'Occident de
Spengler - le prédisposaient à soutenir des positions anticolonialistes, ce
voyage semble avoir joué un rôle déterminant. Dès lors en effet, les discours de
Kennedy prennent un ton fermement anticolonialiste. Il condamne d'ailleurs
régulièrement la présence française en Indochine et met en garde son pays, en
avril 1954, contre les dangers d'une intervention. Dans le même esprit, il
prononce en 1956 un discours où il évoque pour son pays "le handicap que lui
imposent les alliances avec la Grande-Bretagne, la France et d'autres nations
qui tiennent encore sous leur joug de larges portions du globe".
Pourtant Kennedy reste étonnamment muet sur la question algérienne.
Selon Ronald J. Nurse, un historien américain, Kennedy était plutôt favorable à
la présence française et tendait à mettre en avant le bénéfice de la colonisation.
D'ailleurs, alors qu'il proclamait, lors de ses discours, la fin de l'ère coloniale,
il ne se privait pas d'évoquer aussi "l'avenir des importantes minorités européennes établies en Afrique du Nord et légitimement inquiètes ainsi que le manque de préparation aux affaires de populations impatientes de se gouverner elles-mêmes"(3).
Pourtant, le 2 juillet 1957, le sénateur Kennedy monte à la tribune de la
chambre haute pour y prononcer ce qui reste sans doute le discours le plus
important de sa jeune carrière. Son thème - la guerre d'Algérie - et son contenu la guerre d'Algérie a cessé de représenter un problème purement français, et les
Américains sont directement concernés par le conflit. Et ils le sont d'autant plus
que la guerre d'Algérie "met les États-Unis dans l'impasse diplomatique la plus
grave qu'ils aient connus depuis la crise d'Indochine" et qu'elle "dépouille
jusqu'à l'os les forces continentales de l'OTAN". Et pourtant, d'après Kennedy,
aucune question de politique étrangère n'a été autant négligée. Aussi exhorte-til
son pays à s'engager en faveur de l'indépendance. Pour ce faire, il adresse à
l'administration un projet de résolution pour qu'elle intervienne dans le conflit.
Le projet se noiera dans les procédures du Sénat américain. Rappelons que, bien qu'adversaire politique, Kennedy s'était prononcé en sa
faveur lors des "mid-terms" - les législatives - de 1950. Précisons également
qu'à l'époque les deux hommes étaient amis et que leurs bureaux au Sénat (Nixon
en était le président) se faisaient face. Il n'est donc pas absurde d'imaginer que
le rapport Nixon ait pu influencer Kennedy. De même, il faut également garder
à l'esprit que d'autres hommes comme Théodore "Ted" Sorensen sont, à n'en
point douter, également intervenus. Kennedy avouera, au lendemain de son élection, avoir prononcé ce
discours parce qu'il "fallait absolument", après avoir parlé à plusieurs reprises
de l'Asie, qu'il traite "un problème africain". Ses "amis" lui ayant préparé le
schéma et la documentation du discours, il avait accepté. Il s'agit là d'une
reconnaissance implicite que le discours s'inscrit dans la programmation
politique d'un homme qui ne fait pas mystère de ses ambitions présidentielles.
Et c'est une catastrophe, "une assez mauvaise affaire" aux dires mêmes de
Kennedy. Le discours fait énormément parler de lui, mais les retombées ne sont
pas celles attendues. Et pendant quelque temps, Kennedy deviendra une "cible",
le symbole d'un adversaire primaire de l'OTAN. C'est, compte tenu du consensus
qui règne dans l'opinion publique américaine au sujet de la politique étrangère,
la position la plus inconfortable qui soit pour un candidat à la présidence. Aussi
ne faut-il pas s'étonner que l'événement conditionne dans une large mesure la
prudence et la discrétion de Kennedy sur la question au cours des mois qui
suivent. D'ailleurs, trois mois après cet échec (cinglant), Kennedy évoque de nouveau la question. Le thème développé ne varie pratiquement pas mais le ton est beaucoup plus mesuré et, surtout, la diffusion est beaucoup restreinte. S'agit-il
d'un premier pas en arrière ?
De l'automne 1957 à l'hiver 1959, les interventions publiques de
Kennedy au sujet de l'Algérie se comptent sur les doigts de la main. Et il s'agit
naturellement d'un choix délibéré. Ronald J. Nurse n'a relevé que quatre
interventions publiques du sénateur au cours de cette période. La première se
déroule quelques jours après la crise de Sakhiet. Kennedy ne prend pas beaucoup
de risques en dénonçant "la situation explosive" qui règne en Algérie. En mars, il
renouvelle à deux reprises, lors d'un passage à la télévision puis dans le Boston
Globe, son appel pour l'indépendance. Enfin, en février 1959, lors d'une nouvelle
apparition à la télévision, alors qu'on lui demande pourquoi il n'a pas parlé de
l'Algérie au cours des mois précédents, il explique son silence par sa volonté de
ne pas gêner le nouveau gouvernement français dans sa recherche d'une solution
au problème. Surtout, Kennedy décline un certain nombre de propositions
d'intervention au cours de cette période. A partir de l'été 1958, De Gaulle représente une solution potentielle qui
n'existait pas auparavant et à partir du début de 1959, de nombreux Américains
placent leur confiance en De Gaulle pour résoudre le conflit. Kennedy, semble-t-il,
en fait autant.
La corrélation est indiscutable. Kennedy est intervenu en juillet 1957 à
un moment où la conjoncture lui paraissait favorable. Il se tait à un moment où il
devient évident que le climat a changé. Il y a là un indice supplémentaire
tendant à accréditer la thèse de l'utilisation de l'Algérie à des fins politiques.
De fait, le thème de l'Algérie est pratiquement absent de la campagne
de 1960. Kennedy se manifeste deux fois par le biais de l'écrit en faisant
paraître The strategy of peace(9), une compilation de ses principaux discours de
politique étrangère (dont, naturellement, celui du 2 juillet 1957), puis en signant
la rapide introduction de l'ouvrage de Lorna Hahn, North Africa(10). Mais au
total, Kennedy ne dit rien de nouveau. Par ailleurs, il fait six fois allusion, au
cours de ses discours, au problèmes algérien. Si ce chiffre est plus élevé que celui
de Nixon - et pour cause -, il semble bien faible par rapport aux 479
références à l'Afrique du candidat démocrate (le décompte a été fait par
Schlesinger), d'autant plus que, là encore, Kennedy se cantonne à des banalités.
Le dernier élément de cette campagne est enfin le plus significatif de sa
position. S'étonnant de certain propos tenus par ses collaborateurs,
l'hebdomadaire tunisien Afrique Action écrit en octobre à Kennedy pour lui
demander si sa position sur le problème algérien n'a pas changé. Le candidat
répond naturellement par la négative, mais dans la même lettre, qui intervient
peu après l'échec de Melun, il accuse les négociateurs - et donc De Gaulle - d'être
de mauvaise foi. Presqu'immédiatement après la parution du texte de la lettre,
Pierre Salinger, le conseiller en communication du candidat, s'empresse de nier
l'existence du courrier. Si Salinger est contraint à un repli peu glorieux, Afrique
Action produisant une photographie de la lettre lors de son édition suivante,
l'effet est surtout désastreux pour l'image de Kennedy auprès du FLN. Hésitations et alignement (novembre 1961-mars 1962)
Depuis mars 1959, les États-Unis avaient abandonné, en cessant toute
relation avec les Algériens du FLN, leur position traditionnelle qui consistait à
garder des contacts avec toutes les tendances. Avec le changement
d'administration, le département d'Etat s'interroge sur l'éventualité de renouer
les relations. Alors que les membres du GPRA sont reçus par les Afro-asiatiques,
l'URSS et même par quelque pays de l'OTAN, l'ostracisme américain peut en
effet être ressenti comme une humiliation par ceux qui sont sans doute les futurs
dirigeants de l'Algérie. L'idée rencontre, au sein même du département, une
certaine opposition, notamment chez les diplomates en poste à Paris, mais Dean
Rusk, qui vient de succéder à Christian Herter, donne son aval. C'est au début du
mois d'avril, à Tunis, qu'a lieu le premier contact. Walter Walmsley,
ambassadeur des États-Unis en Tunisie, y rencontre deux "ministres" du
gouvernement provisoire, Boussouf et Yazid. Si le but de la rencontre n'était, semble-t-il, que de prendre sur place le pouls des négociateurs algériens, elle provoque une flambée de colère chez de nombreux Français. Selon Cyrus
Sulzberger, De Gaulle, furieux, aurait envisagé d'annuler ou de retarder la
visite de Kennedy prévue à Paris quelques semaines plus tard. De plus, un
double attentat est commis, une nouvelle fois, à Alger, contre le consulat général
américain et les locaux de l'USIS. Il est vrai que le moment est mal choisi. Les
négociateurs viennent une nouvelle fois de se séparer sur un échec, Louis Joxe
ayant annoncé qu'il rencontrerait également des représentants du MNA. Alors
que les Français contestent la légitimité du FLN, les Américains, au lieu de
manifester une solidarité avec leur allié, donnent en effet l'impression de
reconnaître de facto le GPRA. Bref, l'entrée en jeu de la nouvelle administration
se fait dans la douleur.
Le second malaise survient quelques jours plus tard, lors du putsch
manqué des généraux (21 - 25 avril). Très tôt, des bruits commencent à circuler
que des agents américains seraient impliqués dans l'opération. Ces rumeurs, sans
véritable fondement, sont liés à la personnalité, au comportement et au parcours
professionnel du chef des putschistes. Maurice Challe venait en effet en janvier
de quitter le commandement des forces françaises à Fontainebleau, où il avait
noué d'excellentes relations avec bon nombre d'Américains. Lauris Norstad,
commandant suprême des forces de l'OTAN, le décrit alors comme un homme
sage et un leader talentueux. Mais surtout, Challe ne cesse de tenter de
légitimer le putsch par le danger communiste qui pèserait sur l'Algérie. Il
aurait d'ailleurs, selon l'agence United Press, demandé à Kennedy de "sauver
la Méditerranée de la menace communiste". A lire les correspondances
diplomatiques, les plus surpris - et sans doute les plus embarrassés aussi - par la
persistance des rumeurs sont les Américains eux-mêmes. Dès lors,
l'administration lance une importante campagne pour les faire taire. Aussi,
Kennedy, Lincoln White, le porte-parole du département d'Etat, Pierre
Salinger et le général Eisenhower interviennent-ils successivement en quelques
jours. Le 4 mai, Couve de Murville proposera finalement au général Gavin,
ambassadeur américain à Paris, que l'affaire en reste là. Outre la personnalité
de Maurice Challe, Andrew Tully (1) recense deux autres sources aux rumeurs. La
première viendrait du quotidien romain Il Paese. S'il se présente comme un
journal indépendant, le quotidien sert fréquemment du tribune aux thèses
communistes. Et le lendemain, la Pravda aurait monté en épingle un bruit
d'autant plus crédible qu'il n'émanait pas directement d'elle. D'après Tully,
l'entourage de De Gaulle aurait également tenté de propager ces bruits. Pierre
Salinger le fera d'ailleurs remarquer au cours d'échanges un peu houleux avec
des diplomates français début mai. Il accusera même les Français de vouloir créer un rapport de force en défaveur de Kennedy avant sa visite à la fin du
mois. Selon Charles Bohlen, le président américain aurait même envisagé
d'annuler sa venue à Paris(12).
L'évolution de la situation donne pourtant très vite l'occasion à
Kennedy de montrer son attachement à une solution française. L'événement n'est
pas très spectaculaire, mais il est significatif. Au mois de juillet 1961 éclate,
entre la France et la Tunisie, la crise de Bizerte. L'affaire est portée devant
l'ONU et soumise au vote de ses membres au mois d'août. Washington doit donc
choisir entre un allié fidèle(13), et, qui plus est, dans son bon droit, et un De Gaulle
en prise avec l'affaire algérienne. Pour ne pas affaiblir la France, et sans,
beaucoup d'hésitations, semble-t-il, Kennedy fait le choix de l'abstention.
Cette attitude générale, pourtant dépourvue d'ambiguïté, continue
d'alimenter les rumeurs les plus étranges. Selon deux journalistes français,
Pierre Démaret et Christian Plume(13), l'OAS et la CIA auraient eu des contacts
importants à la fin de 1961. Après l'échec du putsch, les dirigeants de l'OAS,
alors en pleine croissance, se seraient tournés vers les Américains pour leur
demander des armes. William Porter, le consul américain à Alger, "très
impressionné" par l'envergure nouvelle de l'organisation, aurait même souhaité
rencontrer l'un de ses chefs. D'un autre côté, Salan et Susini auraient rencontré le
colonel Brown, chef de la CIA en France. Ce dernier leur aurait proposé en
échange de l'aide américaine l'octroi d'un tarif préférentiel et la possibilité
d'installer des bases militaires au Sahara, le but de cet arrangement étant que
l'Algérie ne tombe pas aux mains des Russes. Salan aurait alors écrit à Kennedy
pour lui proposer le marché mais le président des États-Unis (qui aurait reçu
cette lettre vers le 15 décembre) aurait, au dernier moment, refusé le montage de
l'opération. Une nouvelle fois, le fondement de ces allégations paraît bien
fragile. Raoul Salan, s'il reconnaît s'être fait livré une cinquantaine des
mitrailleuses par deux hommes se réclamant de la CIA, démentit avoir écrit une
telle lettre(14). De plus, les archives passées au crible par la commission
sénatoriale chargée en 1975, après le Watergate, d'enquêter sur la CIA, n'ont
absolument rien révélé. Enfin et surtout, on ne voit pas très bien pourquoi
Washington se serait engagé dans une telle aventure.
Quelques mois plus tard, à la veille de la signature des accords d'Evian,
et alors que la guerre civile prend une tournure de plus en plus folle, les
Américains manifestent trois préoccupations principales. Tout d'abord,
redoutant une extension des violences en Algérie, Dean Rusk prévoit un éventuel
rapatriement militaire des citoyens américains. Ensuite, les diplomates
réfléchissent au meilleur moyen de féliciter les négociateurs. Enfin et surtout,
Washington songe déjà aux relations entre les États-Unis et la nouvelle Algérie.
Si dans un premier temps le département d'Etat tente de traiter la question avec
les Français, la fin de non recevoir que leur oppose ces derniers les amène à y
réfléchir de façon autonome. Pour Rusk, si l'Algérie a des besoins, il est de
l'intérêt du camp occidental que les États-Unis y répondent.
Un "junior partnership" ? (mars 1962-novembre 1963)
En tout état de cause, les Américains se montrent extrêmement
respectueux des prérogatives françaises en Algérie. Alors que Nikita
Khrouchtchev, à l'annonce de la signature des accords d'Evian, s'empresse de
reconnaître de jure le GPRA - ce qui entraînera le rappel de l'ambassadeur de
France à Moscou -, l'administration américaine entend, selon les termes de Dean
Rusk, rester "un bon pas en arrière". De fait, ce n'est qu'en décembre 1962 que
William Porter sera promu au rang d'ambassadeur, tandis que Chérif Guellal
ne présentera ses lettres de créances qu'en juillet 1963. Hantée par la peur du
vide ("vacuum"), l'administration se rend très vite compte que l'importance des
engagements pris par la France dans le cadre des accords d'Evian reste la
meilleure barrière contre le communisme. Dès lors, il semble que les Américains
aient décidé de se contenter d'être le "junior partner" de la France. Mais cela ne
signifie pas pour autant que Washington abandonne son projet d'aide. Un
programme de coopération militaire, un temps prévu, est abandonné après la
signature des accords d'Evian. En revanche, l'aide humanitaire, qui s'inscrit dans le cadre du programme "Food for Peace", donne très tôt des résultats
impressionnants : quatre millions d'Algériens, soit un tiers de la population,
sont ainsi sauvés de la famine lors de l'hiver 1962-1963. Les États-Unis
fourniront également une assistance technique et culturelle - certe modeste - au
nouvel État en finançant quelques projets ou en accueillant quelques étudiants.
Mais en revanche, les Peace corps - ce corps de jeunes volontaires mis en place
par l'administration Kennedy - ne fouleront jamais le sol algérien. Certains, au
département d'Etat, le souhaitaient, mais leur chef, Sargent Shriver (qui est
aussi le beau-frère de Kennedy), estimant que les Algériens n'en avaient pas
fait la demande, s'y opposera.
Le 8 octobre 1962, l'Algérie devient le l09e État membre des Nations
Unies. Pour l'événement, une délégation emmenée par Ben Bella se rend à New
York puis, à l'invitation de Kennedy, à Washington. C'est la première sortie
officielle de l'Algérie indépendante à l'étranger. Quand Ben Bella arrive aux
États-Unis, son image est déjà ternie par sa prise de pouvoir et les purges qui ont suivies. La presse américaine, très attentive, se montre de plus en plus sceptique
face à l'évolution du régime. Mais cela n'empêche pas Ben Bella de parler avec
une belle franchise. Après un entretien avec Martin Luther King, le 14, il ne se
prive en effet pas de critiquer ouvertement la ségrégation raciale aux États-
Unis. Le lendemain toutefois, il explique à la télévision que le "non-alignement
signifie que l'Algérie n'est alignée avec personne, y compris avec les non-alignés".
C'est d'ailleurs ce qu'il affirme le jour suivant, le 16, à Kennedy, après
l'avoir remercié, au nom de son peuple, pour son discours de 1957. L'Algérie
mènera, dit-il, une politique indépendante qui ne recherchera pas à éviter des
positions inconfortables". Au total, il apparaît que cette prise de contact s'est
plutôt bien passée. Si la presse américaine confirme le ton amical de la
rencontre, les journaux officiels algériens insistent sur l'atmosphère de franchise
totale des entretiens et l'impression favorable fourni par "l'indépendance de
l'attitude" du chef d'Etat algérien.
Le soir même pourtant, Ben Bella s'envole pour La Havane. Ce qui
n'aurait dû être qu'une illustration de "l'indépendance de l'attitude" du chef
d'Etat algérien prend en raison des circonstances une tout autre dimension. Au
moment où décolle l'avion de Ben Bella, Kennedy réunit en effet pour la
première fois son conseil restreint, "l'Ex-comm", et ceci deux jours après que des
avions U2 aient découvert des installations de missiles sur l'île. Si les
Algériens ont prévenu qu'ils n'entendaient pas prendre position entre Cuba et les
États-Unis - et qu'ils n'entendaient pas non plus jouer un rôle de médiateur -, le
voyage est évidemment peu apprécié de Washington. Et ceci d'autant plus que
la délégation algérienne ne donne pas l'impression de faire beaucoup d'efforts
pour se démarquer des diatribes anti-américaines de Fidel Castro. C'est
d'ailleurs "coiffé du béret vert-olive" qu'on verra Ben Bella aux côtés du chef d'Etat cubain pour demander, au moment de quitter l'île, l'évacuation de la base
de Guantanamo. Dans le même esprit, la presse officielle algérienne ne se
privera pas de critiquer, au moment de la crise des fusées, "l'agression contre
Cuba". Sur le plan intérieur, le voyage de Ben Bella cause un tort évident à
Kennedy. L'événement est d'ailleurs immédiatement critiqué par une presse qui
ironise sur le masochisme de l'administration et exploité par l'opposition
républicaine. Kennedy, de son côté, aurait été vivement contrarié par le geste de
Ben Bella qu'il aurait attribué soit à une naïveté désespérante, soit à une
volonté d'insulter délibérément les États-Unis. Mais malgré le
rafraîchissement soudain des relations bilatérales, l'escale cubaine n'est pas
assortie de sanctions et les bateaux américains continueront à décharger leurs
cargaisons, avec les résultats que l'on sait. Il semble pourtant que l'Algérie soit
encore à la recherche de sa politique étrangère. Dans les semaines qui suivent,
Ben Bella interdit en effet le Parti communiste mais n'hésite pas, en soutenant
les mouvements indépendantistes angolais, à s'attaquer au Portugal, allié des
États-Unis et membre fondateur de l' OTAN.
Pendant la guerre d'Algérie, des rumeurs persistantes avaient couru sur
des pressions qu'auraient exercées les compagnies pétrolières sur le département
d'Etat pour soutenir le FLN. De son côté, Nerin Gun(15) a publié un très improbable
document émanant de Kennedy sur une réorientation de la politique étrangère
américaine en Algérie à partir de février 1963. D'après ce document, le
président américain aurait alors décidé d'intensifier la présence américaine en
Algérie afin de la substituer à la présence française. Bref, voici posée la
question de l'impérialisme américain. En ce qui concerne l'action des compagnies
privées, à lire les chiffres, elle semble très limitée. C'est d'ailleurs ce que
confirme l'ambassadeur Porter à Mike Mansfield, venu représenter son pays
pour les cérémonies de juillet 1963. Il est vrai que l'Algérie, à y regarder de près,
présente un certain nombre de limites propres à décourager les investisseurs
potentiels : absence d'infrastructures, difficultés d'extraction dues aux
conditions naturelles, danger réel couru par les ingénieurs étrangers. Il faut enfin
ajouter que l'importation des hydrocarbures, la principale richesse du sous-sol
algérien, est contrôlée aux États-Unis et que les quotas sont même abaissés
durant la présidence de Kennedy. Dans ces conditions, ce sont les Algériens eux-mêmes
qui tentent de susciter l'intérêt des investisseurs étrangers(16). En vain,
semble-t-il. Quant à l'administration, rien ne vient étayer les affirmations de
Nerin Gun. Bien au contraire, les papiers diplomatiques ne cessent de montrer la
volonté de Washington de se placer en retrait de Paris. Les Français
garantissant une importante présence occidentale sur le terrain, il apparaît clairement aux Américains que le vide tant redouté n'apparaîtra pas. A ce niveau-là, l'Algérie ne sera pas un Vietnam bis.
A partir de mars 1963, le nouveau régime semble enfin prendre le tournant socialiste que beaucoup pressentaient. A cette date en effet, Ben Bella, pour protester contre les essais nucléaires français, décide de nationaliser un certain nombre de "biens vacants"(17) avant de définir, quelques jours plus tard, les "options socialistes" de son gouvernement. Ce que remarque surtout Washington dans l'affaire, c'est que quelques biens américains ont été touchés. Aussitôt, des propriétaires lésés adressent à l'administration des demandes d'indemnisation et plusieurs représentants interviennent au Congrès pour que l'amendement Hickenlooper, stipulant que le gouvernement américain doit suspendre son aide aux États qui refusent d'indemniser les citoyens victimes de nationalisations, soit ratifié. Dans le même temps, l'Algérie commence à recevoir une aide de Moscou dans les domaines économique et militaire. De même, Alger commence à tisser des relations avec certains pays du bloc de l'Est, Cuba et la Yougoslavie notamment. Il ne semble pas pourtant que les Américains aient modifié leur attitude après ce tournant. Si la presse critique vertement l'édification par Ben Bella d'un pouvoir personnel, il ne semble pas que l'administration ait infléchi sa position. Il sera même longtemps très sérieusement question d'une nouvelle rencontre Kennedy-Ben Bella. Au même moment d'ailleurs, Washington, comparant l'Angola à l'Algérie, suggère au Portugal de décoloniser. Il est clair que si l'Algérie avait été perçue comme un dangereux précédent, les Américains n'auraient pas pris cette position. Quant à "la guerre des sables" qui en octobre 1963, oppose l'Algérie et le Maroc, il est peu probable, malgré la flambée d'anti-américanisme perceptible dans la presse algérienne, que Washington ait participé au conflit, d'une manière ou d'une autre, aux côtés du Maroc. Un faisceau d'indices laisse plutôt supposer que les Américains ont pesé dans le règlement négocié du conflit.
Au regard de ces rapides développements, il n'est pas exagéré de parler d'un "facteur Kennedy" qui aurait tendu à modérer les relations entre les deux États. Schlesinger évoque une "admiration presque fanatique"(18) de Ben Bella pour le président américain et il est vrai qu'au moment où la presse algérienne se déchaîne contre la politique que mènent les États-Unis envers Cuba, le
Vietnam, Israël ou l'Afrique du Sud, le président et son frère sont relativement épargnés. D'ailleurs, au moment de sa mort, c'est un flot de louanges qui se déverse sur le président assassiné. La presse s'y attarde longuement et les commentaires sont particulièrement élogieux. Pour El Moudjahid, la présidence de Kennedy a représenté "Trois ans de rupture avec le passé" (et, on le devine,
avec l'avenir). Et ce même journal lui décerne ce qui sans aucun doute est pour lui le plus beau des compliments en le qualifiant de "révolutionnaire". Le régime, quant à lui, n'est pas en reste. Les administrations ferment leurs portes le 25 novembre à l'heure des obsèques, d'ailleurs retransmises à la télévision. De plus, Ben Bella décrète une semaine de deuil national avant de décider, quelques jours plus tard, de rebaptiser "Place John F. Kennedy" une place de la ville d'Alger.
Si l'on se penche un peu plus près sur l'attitude de Kennedy face à la question algérienne, force est de constater l'existence d'un fossé entre la réalité et l'image qui nous en est restée. Loin d'avoir milité pour l'indépendance de l'Algérie, Kennedy s'est servi d'un thème qu'il croyait porteur pour servir ses
ambitions présidentielles. Pourtant, une fois élu, le nouveau président américain ne s'est pas cantonné dans un confortable "suivisme" - du moins dans un premier temps -, mais a tenté au contraire de mener une politique plus active que son prédécesseur. Le poids de cette action fut toutefois très faible. Enfin, au moment où l'Algérie prend ses distances face au monde occidental, il faut mettre à son crédit le maintien de relativement "bonnes" relations entre les deux États.
Bref, si le bilan est nuancé, il est loin du souvenir qu'il en a laissé.
1. Voir, en fin d'article, la mise au point sur les sources et la bibliographie du sujet. |
Sources et bibliographie
Cet article est essentiellement basé sur le dépouillement d'archives
françaises (ministère des Affaires étrangères) et américaines : papiers du
Département d'Etat et les "National Security Files" (1961-1969) conservés à l a
John F. Kennedy Library et consultables sous formes de microfiches à l a
Bibliothèque de l'I.E.P. de Paris.
Il convient aussi de se reporter aux ouvrages et articles suivants : o John Fitzgerald Kennedy, The strategy of peace, New York, Harper and Brothers, 1960. Traduction française : La stratégie de la paix , Paris, Calmann- Lévy, 1961, 229 p. o Arthur Schlesinger Jr., Les 1000 jours de Kennedy, Paris, Denoël, 1966, 949 p. o Frédéric Bozo, La France et l'OTAN. De la guerre froide au nouvel ordre européen, Paris, Masson, 1991, 287 p. o Nicole Grimaud, La politique extérieure de l'Algérie (1962-1978), Paris, Karthala, 1984, 366 p. o Ronald J. Nurse, "Critic of colonialism : JFK and Algerian independance", in The Historian, t. 39, 1976-1977. o Pierre Mélandri, "La France et le "jeu double" des États-Unis", in La guerre d'Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990. o Maurice Vaïsse, "La guerre d'Algérie : une bataille internationale pour l a France", in La France en guerre d'Algérie, Paris, BDIC, 1992. o Mohamed Bouzidi, "Les relations algéro-américaines", in Revue juridique, politique et économique du Maroc, juin 1977 et Nicole Grimaud, "L'itinéraire algéro-américain", in Défense nationale, décembre 1977. o Anthony Astrachan, "Les intérêts économiques des États-Unis en Afrique", in Le mois en Afrique, n° 3, mars 1966. |