Le problème de l'eau Un cas concret : Oran |
Je ne suis ni un technicien de l'eau ni un scientifique, je viens simplement apporter
un témoignage, celui d'une ville qui a connu de graves problèmes d'eau au cours d'une
période que j'ai personnellement vécue.
Je vais vous parler du passé alors que le professeur Ramon
Llamas vient de traiter des « Menaces et opportunités du futur ». Ceci va vous paraître paradoxal. Je rappellerai la
parole de Maurice Maeterlinck qui a écrit dans Temps enseveli « le passé est le passé, disons nous et cela n'est pas vrai, le passé est toujours présent ».
Je vais donc vous parler de la Ville d'Oran et de ses problèmes. Et là également on peut se prévaloir de la parole d'André Malraux qui disait « le passé est un cadeau fait au présent pour préparer l'avenir ».
Je citerai pour ceux qui sont intéressés par les problèmes de l'eau en Oranie, cette province occidentale de l'Algérie, un remarquable livre retrouvédans les archives familiales intitulé « Les aspects physiques du Tell Oranais »
de Robert Tinthouin, paru en 1948 aux éditions Fouque. C'est un gros pavé très scientifique sur la
question. Naturellement nous avons connu à cette époque les menaces, puisque c'est le sujet, de quantité, de coût et ainsi que les conséquences qui s'ensuivent sur les populations.
L'histoire d'Oran
Chassé-croisé de civilisations, ne serait-ce que dans les dix derniers siècles puisque
Oran, l'Oran moderne a été créé par les Ifrémides en 903, au Xème siècle autour de la
source de Raz el Aïn est une histoire d'eau. Comme nous le verrons, et en moyenne tous les
130 ans, il y a eu un changement de civilisation ou de domination dans cette province de
l'Oranie. Je ne voudrai retenir que quatre dates extrêmement importantes : sans m'attarder
à l'eau découverte avec un bâton par le marabout El Haraoui je voudrais citer la peste du
milieu du XVIème siècle, puis à nouveau la peste au XVIIIème siècle, ensuite ce fut le
tremblement de terre qui a détruit totalement Oran. Les problèmes d'approvisionnement
et toutes les épidémies qui ont suivi en 1790, ont provoqué le départ définitif des
Espagnols en 1791. Pour finir rappelons le désastre du choléra en 1849, probablement dû
à ces problèmes d'eau. Quand on parle d'Oran, l'eau est là présente tout au long des vingt
siècles de son histoire.
Un peu de géographie maintenant :
Le climat est caractérisé par l'aridité, l'irrégularité des régimes, l'intense évaporation
et la sécheresse fréquente l'été qui ont contribué, chacune pour sa part à poser ces
problèmes dont nous allons parler.
L'eau à Oran.
La vie au quotidien.
J'en arrive à la fin, quelle solution a été apportée ?
Quant aux coûts (également en conséquence énormes), ils avaient été estimés en
1938 pour l'ensemble des travaux à 175 millions de Francs de l'époque. En 1952, quand
tous les travaux ont été terminés, ils se sont élevés à 7 milliards de Francs, 40 fois le devis
initial. Le financement a posé d'énormes problèmes parce que la ville d'Oran ne pouvait
pas payer de tels travaux. En 1948, il y a eu une entrevue dramatique entre le gouverneur
général Naegelin et le maire d'Oran Fouques-Duparc qui affirmait " la ville ne peut plus
payer, c'est l'explosion sociale si vous ne faites pas quelque chose, il faut que vous preniez
en charge le règlement. "
Epilogue.
Permettez-moi de vous dire quelques mots d'histoire sur Oran et le site d'Oran, un
peu de géographie ensuite sur précisément l'aspect aquifère de cette région, la vie à
Oran au quotidien et la solution apportée.
C'est une histoire très ancienne. Elle est citée par Pline L'Ancien au 1er siècle, par
Ptolémée au second siècle ; au VIème siècle par Procope et " Portus Magnus ", Port Le
Grand, Mers-El-Kébir, qu'on retrouve donc déjà chez les Latins. Et Arzew s'appelait
" Portus deorum " (Le Port des Dieux), un site extraordinaire le Port des Dieux des
Anciens . Au cours du temps, depuis quelques vingt siècles, les civilisations, les dominations,
les ethnies se sont succédées dans cette partie occidentale de l'Oranie avec les
Numides, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Goths, les Portugais qui
apportaient leur commerce, les Berbères, les Arabes, les Vénitiens, les Turcs, les
Espagnols, à nouveau les Turcs et ensuite encore les Espagnols, enfin les Français au
XlXème siècle et maintenant depuis 1962, les Algériens qui ont repris le contrôle
gouvernemental de ce magnifique pays.
Le site : Oran est située au pied du Murdjajo cette chaîne montagneuse avec le Pic de
l'Aïdour qui culmine à 513 m avec 13 km à l'Ouest Port Le Grand (Merz-El-Kebir), et à
l'est, la pointe de Canastel. L'Espagne n'est pas loin, c'est pour cela qu'on la retrouve
toujours dans cette histoire d'Oran. Le Cap Falcon et le Cap Gata ne sont séparés que de 90
milles ; Gibraltar n'est pas très loin non plus, à 240 milles.
Du temps où l'Algérie était divisée en 3 départements celui d'Oran couvrait
67.000 km2, c'est-à-dire 18 fois le Tarn et Garonne. Géographiquement, il y a trois grandes
zones en Oranie : la zone Tell, proche de la mer ; les steppes sur les plateaux et enfin, la
troisième zone, le Sahara ; trois zones parallèles.
L'Eau, pour les gens qui habitaient Oran, avait un pouvoir évocateur extraordinaire.
L'utilisation, la recherche, la domestication de l'eau ont toujours posé des problèmes à
tous les peuples du Tell oranais. Géographiquement, trois régimes gouvernent le problème
aquifère de l'Oranie : l'aréisme, c'est-à-dire le non écoulement des eaux qui disparaissent
sur les plateaux. L'endoréisme : l'eau ne va pas davantage à la mer mais demeure dans les
sebkhas ou dans les dayas. Enfin l'exoréisme, c'est-à-dire l'écoulement à la mer par des
oueds qui sont régis par le même système d'irrégularité, de sécheresse et parfois de flots
dévastateurs des eaux.
J'ai parlé des sebkhas et des dayas. Les sebkhas sont des bassins fermés, allongés
d'origine tectonique qui ont des eaux salées, complètement à sec l'été. Les dayas elles, sont
des dépressions alluviales, qu'on retrouve tout le temps dans cette Oranie, qui ont une
forme d'ellipse, qui ont des eaux douces et qui sont sujettes à des évaporations incomplètes
c'est-à-dire qu'elles ne sont jamais complètement à sec l'été. Ainsi cette nature des
terrains, la réserve aquifère profonde et la structure tectonique ont eu une influence
déterminante sur le régime des eaux et la formation des nappes aquifères du Sahel
méridional oranais.
Les problèmes portent à la fois sur la quantité et la qualité. C'est la grande nappe
aquifère d'Oranie qui se trouve alimentée par la grande sebkha d'Oran qui a 40 km de long
d'Est en Ouest, 13 km du Nord au Sud. La nappe profonde est alimentée par les eaux
convergentes et elle est divisée en autant de bassins qu'il y a de seuils souterrains. Ces
bassins sont au nombre de 4 : le bassin de Ras el Aïn, c'est-à-dire la source du Ras d'un
débit de 4000 m3, celui de Pont Albin, celui de Misserghin. Ce dernier était le paradis réputé
des vergers, des mandariniers, des orangeraies, c'est là où a été inventée la Clémentine
par le greffage sur des orangers de mandariniers. Le Père Clément de Misserghin avait
découvert cette clémentine à cet endroit là, avec le ravin de Tammermouth, le paradis sur
terre avec des eaux pures et une végétation extraordinaire. Et enfin le quatrième bassin,
le plus célèbre, le plus connu, celui de Brédéa qui donnait 10 millions de m3 et qui était le
plus important et le plus célèbre parce que c'est lui qui a alimenté Oran depuis 1896.
Brédéa avait un débit à cette époque là, dès l'arrivée des Français, ou trente ans après de
4000 m3. Il était passé en 1927 à 12000 m3 par pompage. Entre temps la population est
passée de 3000 habitants en 1831, quand les Français sont arrivés, à 160.000 habitants en
1931. En 1955, elle atteint 400 000 avec tous les villages avoisinants. Cet extraordinaire
débordement de population a bien entendu aggravé le problème de l'eau.
L'histoire d'Oran est ponctuée par les solutions qu'on a successivement tenté de lui apporter :
en 1864 : aménagement de la nappe de Brédéa
en 1878 : premier captage des eaux
en 1896 : premier pompage devenu nécessaire
en 1913 : captage total de la nappe de Brédéa
en 1924 : déjà le problème devient très grave. A partir de 1920, on constate un
abaissement du niveau de la nappe de Brédéa et la situation devient très difficile.
en 1928 : on oblige tous les particuliers ayant des puits en Oranie à donner leur eau
et on prend cette eau pour alimenter Oran puisque Brédéa ne suffit plus.
en 1938 : interdiction d'utiliser cette eau pour l'agriculture. Toute l'eau de Brédéa doit
aller à l'alimentation de la ville d'Oran.
1941 : naturellement le problème devient intenable avec toutes les explosions
auxquelles on pouvait s'attendre sur le plan social, (population etc .. .)
En même temps que ce problème de quantité nous avions un problème de qualité. Les
4 bassins dont j'ai parlé plus haut, alimentés par les eaux de ruissellement, d'infiltration
qui vont à la nappe profonde qui rejoint les eaux fossiles. Le fond de la nappe des eaux de
Brédéa était une nappe d'eaux fossiles et karstiques. Une analyse de l'eau en 1931,
affichée, officiellement publiée, à disposition de tous les oranais a donné comme analyse
2g de chlorure de sodium (exactement 1,9 g de chlorure de sodium). 1,2g de chlore, plus de
la chaux, de la magnésie et des sulfates. Ces eaux très salées sont atteintes par les pompages
dès que le volume des eaux utilisées dépasse celui des eaux pluviales de l'année.
En 1933 : prise de conscience de toute la population due à cette baisse du niveau de
l'eau et à l'augmentation de la salinité d'où immédiatement une inquiétude très grande.
Toute la population est saisie par ce problème qui devient le problème quotidien de tous les
oranais. Brédéa à cette époque a fait couler des flots d'encre si je puis dire et d'éloquence,
la vie municipale, le gouvernement général, la presse et même les tribunaux ont retenti
des échos de toute cette polémique qui suivait " l'oranisation " des pluies d'eau pour
alimenter cette ville d'Oran.
Quelques mots sur cette vie au quotidien avec son côté pittoresque et son côté
dramatique. Le côté pittoresque : c'est le vendeur d'eau avec sa peau de bique, sa clochette,
sa coupelle dans laquelle on buvait. Cette eau n'était pas toujours recueillie dans des
endroits très sanitaires, mais on voyait les oranais manger la " calentica ", ce fameux flan
au pois chiches que l'on vendait dans les rues. A côté du vendeur de calentica, il y avait le
porteur d'eau et on buvait sa coupelle d'eau après avoir mangé son morceau de flan.
Egalement pittoresques, les longues queues, place de la République à Oran, où toutes les
ménagères venaient faire leur plein d'eau et remplir leurs bidons, leurs outres. Egalement,
il existait des circuits parallèles parce qu'il y avait des " compagnies ", si je puis dire, qui
allaient chercher l'eau à Ras el Ain ou à Misserghin et qui revenaient avec des tanks plein
d'eau. Ceux qui avaient les moyens naturellement vivaient sur ce second circuit d'eau
douce parce que l'eau était excellente à ces endroits, (donc problème d'ordre social).
Le côté dramatique était le rationnement d'eau. Dans le début des années 40, Oran a
connu les rationnements : il y avait une heure d'eau le matin et une heure d'eau le soir, avec
tous les problèmes sanitaires que cela peut poser : on remplissait les baignoires, les
bombonnes, les casseroles. Le matin, on faisait le plein d'eau pour la journée, et le soir
pendant l'heure de distribution d'eau, il fallait refaire le plein. Il y avait quand même un
petit côté amusant, c'était le café à l'eau salée. Et les vieux oranais, une fois qu'ils ont eu
de l'eau douce, mettaient du sel dans leur café parce qu'ils trouvaient ce café totalement
insipide.
Le résultat s'en est fait également sentir sur le plan politique : au début des années
30, un abbé est arrivé, il a mis une soutane blanche, un grand casque colonial blanc et il a
dit " je suis sourcier, je vais vous donner de l'eau " . Il s'agissait de l'abbé Lambert. Il a
parcouru tous les quartiers populaires d'Oran en disant " je vais vous donner de l'eau ".
Naturellement il n'a pas trouvé l'eau qui n'existait pas mais il s'est fait élire quand même
maire d'Oran et puis député. Pour nous tous, oranais, l'eau était vraiment une bénédiction
du ciel, un moyen de vivre.
La solution a été extrêmement
coûteuse : il a fallu aller chercher l'eau dans les monts de Tlemcen, aux sources de Beni
Badhel à 180 km d' Oran à travers un territoire extraordinairement mouvementé. Ce sont
180 km d'ouvrage d'art où les Français ont mis tout leur génie pour pouvoir réaliser cette
adduction d'eau. En 1939, le barrage était déjà construit aux sources de Beni Badhel. Il était
terminé. En 1941, la situation était devenue tragique entraînant le rationnement d'eau et
la population qui continuait à croître de façon exponentielle avec tous les Français qui
arrivaient de métropole et qui s'installaient à Oran (les Allemands étaient en France).
Finalement le gouvernement général a pris une grosse partie du
financement à sa charge mais il restait encore un trou béant et le gouvernement français à
Paris a décidé de le faire payer par le Ministère de la Marine .
Le vendredi 13 juin 1952, la dernière conduite du dernier tronçon a été installée. Il y
a eu le problème de nettoyage des réserves et du remplissage des conduites reliant tous ces
bassins. Il a fallu 160.000 m3 simplement pour les remplir.
Le mercredi 16 juillet, c'est-à-dire un mois après, l'eau douce des sources de Beni
Badhel arrivait enfin dans les quartiers périphériques d'Oran : Gambetta, Eckmühl, Saint
Eugène ont bu le 16 juillet la première eau vraiment douce qui arrivait dans Oran.
Finalement le samedi 19 juillet la conduite de Brédéa est fermée et Oran est
totalement alimentée avec les eaux douces des monts de Tlemcen de Beni Badhel . L'usine
hydro électrique au pied du forage fournit 5 millions de kwh. Le réservoir de Beni Badhel
contient 73 millions de m3, soit 3 années de consommation de la ville d'Oran. Ce samedi
19 juillet, c'est l'apothéose, l'eau coule dans toutes les fontaines, avec l'anisette bien-sûr.
Tout Oran est dans la rue dans une fête, une explosion extraordinaire.
Ainsi donc, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, face à l'explosion démographique
ayant comme source la natalité débordante de cette région plus l'immigration,
entrainant comme corollaire l'intensification de la production agricole, les grands
travaux menés, conduits, financés par les Français ont résolu le problème pour un temps
mais rien n'est jamais acquis.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, voilà le petit caillou que je pouvais
apporter aux grands travaux de réflexion, de pensée, de suggestion, d'imagination et le
formidable défi lancé aux générations futures de l'humanité.
Henri MONOD - Président des Amis du MURS
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/8301/MURS_1997_33_70.pdf?sequence=1
Mis en ligne le 26 juin 2015